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LIVRE IV.

France, ni ne pouvoient avoir ses enfans, car de par leur mère ils venoient et issoient des membres et branches de Navarre, laquelle génération n’étoit pas trop aimée en France, pour les grands meschefs que le roi Charles de Navarre, père à la duchesse de Bretagne, avoit faits et élevés du temps passé en France, dont les souvenances encore en duroient ; et si de lui défailloit en cel état, et en la haine mortelle à avoir à messire Olivier de Cliçon et au comte de Penthtièvre, il se doutoit trop fort, quand il se resveilloit en ces pensées, que ses enfans qui étoient jeunes n’eussent trop de grands ennemis. Avec tout ce, il véoit que les amours et alliances d’Angleterre, qui en l’héritage de Bretagne et en tout son honneur l’avoient mis, l’éloignoient trop fort et étoient taillés d’éloigner ; car encore, selon qu’il étoit loyaument informé, il véoit que les alliances s’approchoient trop fort entre les rois de France et d’Angleterre ; car traités se portoient et avançoient tellement que le roi d’Angleterre vouloit avoir à femme la fille du roi de France, et celle proprement qui lui étoit obligée et enconvenancée pour son ains-né fils. Toutes ces doutes mettoit le duc de Bretagne devant, et par espécial de la derreine il avoit plus à penser que de nulle des autres, car c’étoient pour lui les plus doutables. Si s’avisa et imagina en soi-même, toutes ces choses considérées à grand loisir, qu’il briseroit son cœur sans nulle dissimulation, et feroit paix ferme et entière à messire Olivier de Cliçon et à Jean de Bretagne, et se mettroit en leur pure volonté d’amender courroux, forfaits ou autres dommages que il ou ses gens lui auroient faits cette guerre durant, et autres que du temps passé ils avoient eu ensemble, réservé ce qu’il demeureroit duc et héritier de Bretagne, et ses enfans après lui, sur la forme des articles de la paix, qui jà avoit été faite et scellée par raccord de toutes parties entre lui et les enfans messire Charles de Blois, laquelle chartre de paix il ne vouloit violer ni briser, ni aller contre nul des articles, mais tenir et accomplir à son pouvoir ; et de rechef jurer et sceller fermement et loyaument à tenir tout ce qu’il disoit et promettoit à faire et porter outre. Et si de l’héritage de Bretagne, Jean de Blois, comte de Penthièvre, son cousin, n’étoit mie bien parti à son gré et suffisance, de ce que à dire y auroit il s’en voudroit mettre et coucher à la pure ordonnance, sans nulle exception ni dissimulation, du vicomte de Rohan, des seigneurs de Dinant, de Léon, de Laval, de Beaumont et de messire Jean Harpedane.

Quand le duc de Bretagne eut avisé en soi-même tout ce propos, sans appeler homme de son conseil, il fit venir avant un clerc ; et eux deux enfermés en une chambre tant seulement, prit le duc une feuille de papier de la grand’forme, et dit au clerc : « Escris-moi ce que je te nommerai. » Le clerc s’ordonna à escripre, et le duc lui nomma mot à mot tout ainsi qu’il vouloit qu’il escripvît. Si fut cette lettre escripte et dictée, si doucement et aimablement comme il put et sçut, et sur forme et manière de paix ; et prioit doucement et amiablement à messire Olivier de Cliçon qu’il se voulsist mettre en manière qu’ils pussent avoir secret parlement ensemble, et les choses descendroient en tout bien.

Quand la lettre fut faite et devisée au plus doucement et humblement comme il put et sçut, sans nul appeler, fors lui et le clerc, il la scella de son signet, et prit le plus prochain varlet de sa chambre qu’il eut et lui dit : « Va-t’en à Chastel-Josselin, et dis hardiment que je t’envoie parler à mon cousin messire Olivier de Cliçon. On te fera parler à lui. Si le me salue, et lui baille ces lettres de par moi et m’en rapporte la réponse ; et garde bien, sur ta vie, que à nul homme ni femme tu ne dises où tu vas, ni qui t’y envoie. » Le varlet répondit : « Monseigneur, volontiers, » Il se mit au chemin ; et tant exploita, qu’il vint au Chastel-Josselin. Les gardes du chastel eurent moult grands merveilles quand ils lui oïrent dire que le duc de Bretagne l’envoyoit parler au seigneur de Cliçon. Néanmoins ils contèrent ces nouvelles â leur seigneur, lequel fit tantôt venir le varlet, qui les lettres lui apportoit, devant lui, lequel fit bien son message. Messire Olivier prit les lettres que lui envoyoit le duc scellées de son scel secret, lequel il connoissoit moult bien. Si les ouvrit et legit tout au long par deux ou trois fois pour mieux entendre, et en lisant s’émerveilloit moult des douces paroles traitables et amiables, qui ès lettres étoient contenues et escriptes. Si pensa sus moult longuement, et dit qu’il auroit avis du rescripre. Et fit le varlet qui les avoit apportées bien aiser et mettre en une chambre tout par lui. De toutes