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LIVRE IV.

pourtant que ils le sentoient sûr et usé d’armes. Si fut ordonné de par eux et commandé, sur la vie, que nul ne s’avançât d’aller escarmoucher sur la marine aux chrétiens sans commandement ; mais se tinssent tout cois et en paix en leurs logis, et laissassent prendre terre aux chrétiens, et arriver et loger. Cette parole et ordonnance fut tenue, ni nul ne l’eût osé briser ; et envoyèrent de leurs archers une quantité en la ville d’Auffrique, pour le aider à garder et défendre si mestier étoit. Ainsi se tinrent les Sarrasins celle nuit et à lendemain, que oncques ne se montrèrent ; et sembloit qu’il n’y eût nullui sur le pays.

Quand les chrétiens eurent celle nuit geu à l’ancre, ainsi que je vous ai dit, à l’entrée de l’embouchure du hâvre d’Auffrique, et ce vint à lendemain, le jour fut bel et clair, et l’air sery, coi et attrempé. Le soleil leva, qui fut bel, gent et plaisant à regarder. Donc se commencèrent à réveiller et appareiller toutes manières de gens d’armes ; et avoient grand désir d’approcher de la ville et de prendre terre. Trompettes et clairons commencèrent à sonner en ces galées et vaisseaux et à mener grand’noise. Quand le jour fut tout venu sur le point de neuf heures, et que les chrétiens eurent bu un coup et mangé une soupe en vin grec, malvoisie ou grenache, dont ils s’étoîent largement aisés, si furent plus joyeux et légers. Jà étoit ordonné dès l’île de Comminières, si comme je vous ai ci-dessus dit et recordé, lesquels vaisseaux iroient premiers et lesquels après. Il m’est avis que on mit au premier chef, en entrant au hâvre, une manière de vaisseaux courans, lesquels on nomme brigandins, et cils étoient garnis et pourvus de canons. Quand ils furent arroutés et mis en ordonnance, ainsi que aller devoient, ils ouvrirent le hâvre et entrèrent dedans, en tirant et saluant la ville du trait de leurs bricoles. Les murs de la ville et les tours étoient pavoisés de tapis mouillés pour résister contre le trait. Ces brigandins passèrent outre sans dommage et prirent le hâvre. Après vinrent galées armées et vaisseaux d’une flotte par bonne ordonnance. À voir l’arroi et comment ils entrèrent au hâvre d’Auffrique, c’étoit grand’plaisance. En tournant sur la terre vers la marine a un châtel malement fort et grosses tours ; et par espécial il y a une tour qui garde de leur lez la mer et la terre. En et sur cette tour avoit une bricole qui pas n’étoit oiseuse, mais tiroit et jetoit carreaux contre les naves des chrétiens, et sur chacune des tours de la ville, au lez devers la marine, avoit aussi pour défense une bricole bien jetant. À voir dire les Sarrasins s’étoient pourvus de longtemps, car bien espéroient à avoir le siége devant eux, si comme ils eurent. Quand les chrétiens entrèrent au hâvre d’Auffrique pour prendre terre, ce fut grand’beauté et grand’plaisance au voir leur arroi, et ouïr clairons et trompettes sonner et bondir, si clairement que la mer et la terre en retentissoient. Là boutèrent plusieurs chevaliers et vaillans hommes de France et d’ailleurs hors leurs bannières : premièrement y eut plusieurs chevaliers nouveaux faits ; et par espécial le sire de Ligne du pays de Hainaut devint là nouvellement chevalier ; et étoit cil nommé Jean, et le fut fait de la main un sien cousin et vaillant homme, qui s’appeloit messire Henry d’Antoing ; et bouta là dehors ce sire de Ligne premièrement sa bannière à sa première chevalerie, laquelle est dorée à une bande de gueules ; et étoit de-lez lui son cousin germain, le sire de Haverech en Hainaut. Ainsi s’avançoient de grand’volonté tous chevaliers et écuyers ; et prirent terre et se logèrent sur la terre de leurs ennemis à la vue des Sarrasins, par un mercredi, la nuit de la Magdeleine, qui fut en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt dix. Et tout ainsi que ils arrivoient et prenoient terre. Ils se logèrent à l’ordonnance de leurs maréchaux. Mêmement les Sarrasins qui étoient dedans la ville d’Auffrique et qui l’arroi en véoient, recommandoient et prisoient moult grandement l’ordonnance ; et pour ce que les grosses galées ne pouvoient point approcher la terre, ils se mettoient en bateaux qui les amenoient jusques à terre et suivoient la bannière Notre Dame.

Assez paisiblement souffrirent les Sarrasins, qui pour lors dedans la ville d’Auffrique et dehors étoient, à prendre terre les chrétiens ; car ils véoient bien que d’eux assaillir ils n’avoient pas l’avantage ; et ainsi que les François venoient, bannières déployées et pennons déployés de leurs armes, ils se logeoient et prenoient terre et place de logis par l’ordonnance des maréchaux. Le duc de Bourbon, qui pour lors étoit souverain capitaine de tous eux, fut logé au milieu de tous moult honorablement et très puis-