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six semaines dans un phare.

portant nos hommes assis, les bras croisés, les avirons en l’air. Cette course effrénée qui dépasse trente lieues à l’heure, s’appelle la promenade en char à bancs. La ligne est neuve et forte, le harpon bien entré ; il se briserait plutôt que de déraper. Aussi la baleine, lasse de remorquer un traîneau trop lourd, tourne et revient sur ses pas, tandis que nos hommes, halant sur la ligne, se rapprochent d’elle peu à peu. L’officier a changé de place avec le harponneur. À lui de porter le coup mortel. Il tient sa lance et, au moment où la baleine relève une de ses nageoires, il la lui plonge dans le corps. Hourrah ! La blessure est mortelle car de l’évent du monstre jaillit une colonne de sang, au lieu d’une colonne d’eau. En quelques secondes les matelots ont les mains et le visage aussi rouges que leur chemise de laine rouge. Alors commence une course insensée toujours dans le même cercle, c’est le moment le plus dangereux, celui où l’animal cherche à se venger en écrasant les canots qui voltigent autour de lui. D’un coup de queue, il peut broyer les embarcations et noyer les hommes. Mais l’officier veille et, au moment où la queue de la baleine sort droite de l’eau, comme un fléau prêt à s’abattre sur le blé, il lui lance son louchet, qui la lui coupe comme avec un rasoir. La queue retombe lourdement et à plat sur l’eau, alors les canots s’éloignent pour laisser la baleine fleurir tout à son aise.

Oui, quand l’animal à l’agonie a des mouvements convulsifs, des tiraillements, des soubresauts de corps, quand il vomit le sang avec son dernier soupir, cela s’appelle fleurir en argot de pêche.

Mais avant de mourir, le monstre disparaît encore, puis il reparaît la gueule ouverte du côté du soleil, il mugit, râle, se couche sur le flanc et meurt la nageoire inerte, roide hors de l’eau.

Le dernier danger qu’il faut éviter, c’est cette agonie. Nos pêcheurs se sont rapprochés trop vite. Tout à coup, le canot de l’officier soulevé et jeté à plus de deux mètres de haut par une des nageoires de la baleine, dernier spasme de son agonie, retombe