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six semaines dans un phare.

la chance de me défendre et de fuir en me glissant, quoique blessé, dans les broussailles, où, sans mouvement et sans souffle, j’ai attendu et regardé. Alors, chose terrible ! j’ai vu mes malheureux compagnons coupés en morceaux, j’ai vu des femmes et des enfants boire leur sang, des hommes manger leurs entrailles encore palpitantes. Je n’y pus tenir, et, rampant jusqu’au rivage, je me suis jeté à l’eau, pour y trouver la mort ou le salut, c’est-à-dire la vengeance.

— Vengeance ! crièrent d’une seule voix les matelots.

Seul le lieutenant Crozet se retira sans mot dire. Il est clair que le capitaine Marion et ses hommes avaient été assassinés ; mais ce qu’il y avait de plus terrible à penser, c’est que les trois camps établis dans l’île, travailleurs et malades, étaient exposés à être attaqués d’un moment à l’autre, d’autant plus exposés qu’ils n’étaient pas prévenus.

— Au plus pressé, dit-il. Et il fit armer un canot avec un fort détachement que commandait un sergent, vieux marsouin s’il en fût. En approchant de terre, la première chose, qu’ils aperçurent fut le canot de M. Marion et la chaloupe des travailleurs, échoués au-dessous du village de Takouri, entourés de sauvages armés de fusils qu’ils avaient pris aux bateaux ! Heureusement encore qu’ils ne savaient pas s’en servir. Ce n’était pour eux que le manche d’une baïonnette. M. Crozet débarqua en face de l’atelier, fit cesser tout travail, ranger les outils et charger les armes. Tout se fit dans le plus grand silence. Seulement les matelots se regardèrent d’un œil qui voulait dire : ça chauffe.

Puis matelots et soldats, au nombre de soixante à peu près, se dirigèrent vers la chaloupe. Alors des troupes de sauvages silencieuses et menaçantes apparurent comme pour leur couper la retraite, en criant : « Takouri malé Maroni ! ce qui voulait dire, Takouri a tué Marion. »

Ce fut un même frémissement de colère pour tous les Fran-