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rabamor.

— Faut qu’il s’explique, répétai-je avec la ténacité d’un homme ivre.

Je me levai et j’allai droit au capitaine, les poings serrés, les yeux hagards, l’écume aux lèvres.

— Failli chien, lui dis-je, est-ce vrai que tu veux nous faire crever de soif ?

Et je levais déjà la main, quand je me sentis saisi à bras le corps. C’était le Rouget qui, malgré ma résistance, m’emporta comme un enfant. Je me réveillai aux fers.

Chose étrange, inexplicable ! Dès ce moment, plus le Rouget buvait, moins sa raison s’en allait. Une lumière semblait veiller dans son intelligence, et cette lumière c’était son amitié pour moi. Dès ce moment aussi, moi, je me remis à boire et j’y perdis ma raison. Continuellement ivre par les soins du Génois, j’étais continuellement furieux contre le capitaine et les officiers. Du reste les cinq autres étaient presque dans le même état.

Je crus voir un commencement d’inquiétude sur le visage des officiers, et je me fis ce raisonnement que puisqu’ils avaient peur de nous, — des honnêtes matelots — c’est qu’il y avait à redire à leur conduite. Et puis, ce qui m’agaçait, c’était de les voir se méfier de nous et faire faire bonne garde autour de l’entrepont, où étaient le vin, le rhum et les sacs de roupies.

Il faut tout dire, la boisson m’avait complétement changé et quand, le matin, je n’avais pas mon petit verre, j’étais inquiet, nerveux, colère, en un mot, les chefs ne pouvaient rien obtenir de moi, pas même l’obéissance. Le Rouget faisait toutes mes corvées, sauf les cas où il ne pouvait me remplacer. Par malheur encore, j’avais une idée fixe, et le Génois savait attiser cette idée, comme un forgeron attise le feu de sa forge, je croyais que nos officiers étaient des traîtres à leur pays et à l’honneur. Ces deux mots sonnaient pourtant bien mal dans la cervelle creuse d’un ivrogne, mais il paraît que le Génois me connaissait