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superstitions des marins.

voir le mal de mer, je vous raconterais bien un de mes voyages…

— Ce n’est pas le moment.

— Trop tard à la soupe !

— Mais, continua Antenolle, si le capitaine me le permet, je raconterai une petite anecdote que m’a rappelée son invocation à la Vierge…

— Oh ! oh !

— Ma foi, dit Paul, dépêchez-vous, voici l’heure du dîner.

— En mars 1860, nous nous trouvions presque perdus dans l’océan Pacifique. Je dis, perdus, car le scorbut nous décimait ; les bras manquaient aux manœuvres et le pont du navire était un vrai promenoir d’hôpital. Chaque jour on était forcé de coudre quelque camarade dans un sac de toile et de le jeter à la mer. Plus de viande fraîche, ni thé, ni café, ni pommes de terre, ce remède infaillible pour le scorbut. On n’avait que des biscuits mangés aux vers, de la viande salée et un litre d’eau fétide pour ordinaire, La terre semblait fuir devant nous et les nuits s’écoulaient lentement au milieu des cris et des jurons des malades. J’étais au lit…

On ne put s’empêcher d’interrompre Antenolle par un éclat de rire.

— Ne riez pas, dit-il, le scorbut c’est autre chose que le mal de mer. Je souffrais tellement que le docteur veillait près de mon grabat, il craignait de me voir mourir dans le délire de la fièvre.

— Beau cadeau pour les requins, grogna Cartahut.

— Or il advint que mon matelot, mon camarade d’ordinaire, eut besoin d’ouvrir mon coffre pour me donner du linge. Il met la main sur un chiffon de papier. — Tiens, dit-il, voilà une lettre de sa grand’mère. Je soulevai la tête et m’écriai : — Une lettre, donnez, oh ! donnez-la-moi ! ma pauvre grand mère ! Et