Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 1.djvu/285

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semble que, dans la position où je suis, la mort volontaire est excusable. Mais si je me trompais ? pendant l’éternité, je serais privé de la vue d’Alicia, qu’alors je pourrais regarder sans lui nuire, car les yeux de l’âme n’ont pas le fascino. — C’est une chance que je ne veux pas courir. »

Une idée subite traversa le cerveau du malheureux jettatore et interrompit son monologue intérieur. Ses traits se détendirent ; la sérénité immuable qui suit les grandes résolutions dérida son front pâle : il avait pris un parti suprême.

« Soyez condamnés, mes yeux, puisque vous êtes meurtriers ; mais, avant de vous fermer pour toujours, saturez-vous de lumière, contemplez le soleil, le ciel bleu, la mer immense, les chaînes azurées des montagnes, les arbres verdoyants, les horizons indéfinis, les colonnades des palais, la cabane du pêcheur, les îles lointaines du golfe, la voile blanche rasant l’abîme, le Vésuve, avec son aigrette de fumée ; regardez, pour vous en souvenir, tous ces aspects charmants que vous ne verrez plus ; étudiez chaque forme et chaque couleur, donnez-vous une dernière fête. Pour aujourd’hui, funestes ou non, vous pouvez vous arrêter sur tout ; enivrez-vous du splendide spectacle de la création ! Allez, voyez, promenez-vous. Le rideau va tomber entre vous et le décor de l’univers ! »

La voiture, en ce moment, longeait le rivage ; la baie radieuse étincelait, le ciel semblait taillé