Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/281

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lancolique, accomplissant sa tâche habituelle ; mais comme sa jeune tête travaille ! comme son imagination marche ! que de châteaux en Espagne elle élève et renverse ! La voici qui rougit et qui pâlit, qui a chaud et qui a froid comme l’amoureuse de l’ode antique ; sa dentelle lui échappe des mains, elle a entendu sur la brique du trottoir un pas qu’elle distingue entre mille, avec toute l’acutesse de perception que la passion donne aux sens ; quoique vous arriviez à l’heure dite, il y a longtemps que vous êtes attendu. Toute la journée vous avez été son occupation unique ; elle se demandait : « Où est-il maintenant ? — que fait-il ? — pense-t-il à moi qui pense à lui ? — Peut-être est-il malade ; — hier il m’a semblé plus pâle qu’à l’ordinaire, il avait l’air triste et préoccupé en me quittant ; — lui serait-il arrivé quelque chose ? — aurait-il reçu de Paris des nouvelles désagréables ? » — et toutes ces questions que se pose la passion dans sa sublime inquiétude.

Cette pauvre enfant si opulente de cœur a déplacé le centre de son existence, elle ne vit plus qu’en vous et par vous. — En vertu du magnifique mystère de l’incarnation d’amour, son âme habite votre corps, son esprit descend sur vous et vous visite ; — elle se jetterait au-devant de l’épée qui menacerait votre poitrine, le coup qui vous atteindrait la ferait mourir, — et cependant vous ne l’avez prise que comme un jouet,