Page:Gautier - Guide de l’amateur au Musée du Louvre, 1882.djvu/30

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siastes. L’originalité est ce qui réussit le moins en France.
Le Radeau de la Méduse, que Géricault peignit à son retour d’Italie dans le foyer du théâtre Favart, était un événement, plus que cela, une révolution. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui combien alors un pareil sujet devait choquer le public et surtout les artistes. On ne considérait comme dignes de la peinture d’histoire que les sujets de mythologie ou d’antiquité classique. L’idée d’entasser sur un radeau battu des vagues une cohue de malheureux exténués de privations, et dont les plus valides se soulevaient à peine sur des tas de mourants et de cadavres, dut paraître et parut, en effet, monstrueuse. Encore si c’eût été un naufrage homérique ou virgilien ; mais ces pauvres diables étaient modernes, réels et contemporains ; leur désastre ne remontait qu’à 1816, et le tableau qui les représentait avec toute l’horreur de la vérité paraissait au salon de 1819, Par un de ces aveuglements dont la postérité a peine à se rendre compte, quoiqu’il se renouvelle à l’apparition de chaque génie original, ce chef-d’œuvre fut généralement trouvé détestable. On ne sentit pas cette poésie poignante dans sa réalité ; on resta insensible à l’effet dramatique de ce ciel livide, de cette mer sinistrement glauque écrasant son écume sur les cadavres ballottés entre les poutres du radeau, insultant de son eau salée la soif des mourants et secouant de son épaule énorme ce frêle plancher, théâtre d’agonie et de désespoir : cette science de musculature, cette force de couleur, cette largeur