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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

Loquifer[1] place notre héros, auprès d’Artus, de Perceval et de Gauvain, dans les délices élyséens de la fameuse île d’Avallon. Ce nom, ce souvenir de Roland, fait en quelque manière partie de la vie publique de nos pères. Toutes les fois que la France est vaincue on n’entend que ce cri : « Ah ! si Roland était là ! » Lorsque Raoul de Caen[2] veut rendre hommage à Robert, comte de Flandre et à Hugues le Grand, il s’écrie : Rolandum dicas Oliveriumque renatos. Et l’on connaît cette histoire mise assez méchamment sur le compte du roi Jean, qui se plaignait de ses chevaliers et à qui l’on aurait insolemment répondu : Non defuturos Rolandos si adsint Caroli. Le mot n’était pas nouveau : Adam de la Halle l’avait déjà prononcé au siècle précédent, et l’auteur de la Vie du monde lui avait donné sa forme définitive, lorsqu’il avait dit : Se Charles fust en France, encore i fust Rolans. Paris aimait particulièrement le souvenir du neveu de Charlemagne : on lui attribuait (sans aucun fondement) la fondation de l’église Saint-Marceau[3]. Le voyageur trouvait dans nos rues, dans nos maisons, partout, le nom et l’image de notre héros. C’étaient les enseignes, c’étaient les vitraux[4], c’étaient les jongleurs de gestes qui, au xve siècle encore, chantaient Roncevaux aux grandes fêtes de l’année ; c’étaient ces livres populaires et ces grossières images dont nous avons parlé. Bref, la gloire de Roland était à son apogée. Mais, hélas ! l’heure de l’oubli et de l’ingratitude allait bientôt sonner.

Voici la Renaissance : notre légende va mourir.

  1. Dans la première édition de son Roland (p. 207-209), M. Fr. Michel a cité un certain nombre de passages de nos troubadours et de nos trouvères qui se rapportent au neveu de Charlemagne.
  2. Radulfus Cadomensis, Gesta Tancredi in expeditione Jherosolymitana ; Recueil des Historiens des Croisades, Paris, 1866, p. 627.
  3. « Cette église a été fondée par Roland, neveu de Charlemagne, qui y fit beaucoup de biens en donnant de grands priviléges aux Chanoines qui la servaient ». (Histoire et Recherches des Antiquités de la ville de Paris, par M. Henri Sauval, I, 432.) Cette même fable est adoptée par le P. Giry, minime, auteur d’une Vie des Saints très-connue.
  4. Tel est le vitrail de Charlemagne à la cathédrale de Chartres. Nous reproduirons, dans nos Notes et Variantes, le médaillon qui représente Roland fendant le rocher.