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INTRODUCTION

gleurs voulaient, par ces répétitions, « se ménager le temps de bien préparer leurs plus beaux effets, » et qu’ils avaient ainsi à leur disposition une rédaction multiple, « dans la prévision d’un surcroît d’attention[1]. » Quant à M. d’Avril, il n’a pas craint d’accentuer l’opinion de M. Génin. Il voit dans nos laisses similaires un moyen tout littéraire et dramatique. Quand les jongleurs voyaient que certains couplets réussissaient auprès de leur public, vite ils en récitaient un ou plusieurs autres sur des assonances différentes. M. d’Avril apporte d’ailleurs un nouvel argument à la discussion, en citant un procédé analogue dans le Ramayana[2]. Et tel est aujourd’hui l’état de la question sur laquelle il nous reste à donner notre avis...

Nous pensons que la théorie Génin-d’Avril n’est pas admissible pour un certain nombre de « couplets similaires ». Voici, par exemple, les laisses xi et xli où la répétition est presque littérale, vers par vers, mot par mot. Le moment n’est point dramatique et ne prête guère à la redite, au bis. C’est ici que l’on peut accepter la donnée de M. G. Paris et croire que le jongleur, ayant à sa disposition plusieurs strophes à peu près semblables, chantait tantôt l’une, tantôt l’autre. Tel n’est pas d’ailleurs le cas le plus fréquent, et la préoccupation artistique ne peut avoir été étrangère à la rédaction de la plupart de nos laisses plusieurs fois répétées. J’ai eu l’occasion de les lire devant de nombreux auditoires, soit lettrés, soit ignorants. Elles ont produit toujours un puissant effet, et certes le hasard ne fait pas de ces miracles. « Mais c’est là, dira-t-on, affaire de sentiment : il nous faut d’autres preuves. » Eh bien ! j’ajouterai que, le plus souvent, ces « couplets similaires ne sont réellement point semblables ». Voyez les laisses v et vi. Dans l’une, on lit les noms des conseillers de Marsile, qui ne sont point dans l’autre. Marsile, dans le second couplet, parle de se convertir à la foi chrétienne, et cette promesse perfide n’est pas exprimée dans la première strophe. Donc, ces laisses ne font pas double emploi ; donc,

  1. Histoire littéraire, XXII, p. 262.
  2. Introduction, p. cviii, cix.