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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

sant, très-saint, très-juste, très-bon, et le titre que nos héros lui donnent le plus souvent est celui de père. L’idée de Providence se fait jour dans tous les vers de notre poëte, et il se représente Dieu comme penché sur le genre humain et écoutant volontiers les prières des hommes de bonne volonté. Sous le grand regard de ce Dieu qui veille à tout, la terre nous apparaît divisée en deux camps toujours armés, toujours aux aguets, toujours prêts à se dévorer : d’un côté, les chrétiens, qui sont les amis de Dieu ; de l’autre, les ennemis mortels de son nom, les païens. La vie ne paraît pas avoir d’autre but que cette lutte immortelle. La terre n’est qu’un champ de bataille où combattent, sans relâche et sans trêve, ceux que visitent les Anges, et ceux qui combattent à côté des Démons. Le Chef, le Sommet de la race chrétienne, c’est la France, c’est France la douce, avec son Empereur à la barbe fleurie. À la tête des Sarrazins marche l’émir de Babylone. Quand finira ce grand combat ? Le poëte ne nous le dit point ; mais il est à croire que ce sera seulement après le Jugement suprême. L’existence humaine est une croisade. L’homme que conduisent ici-bas les Anges et les Saints s’achemine, à travers cette lutte pour la croix, jusqu’au Paradis où règne le Crucifié. On voit que notre poëte a une très-haute idée de l’homme. Sans doute ce n’est pas un observateur, et il ne connaît point les mille nuances très-changeantes de l’âme humaine ; mais il croit l’homme capable d’aimer son Dieu et son pays, et de les aimer jusqu’à la mort. On n’a encore, ce nous semble, rien trouvé de mieux. Il va plus loin. Si bardés de fer que soient ses héros ; si rudes guerriers qu’il nous les montre et si farouches, il les croit capables de fléchir, capables de tomber, capables de pleurer : voilà de quoi nous le remercions. Il nous a bien connus, puisqu’il fait fondre en larmes les plus fiers, les plus forts d’entre nous, et Charlemagne lui-même. Ses héros sont naturels et sincères ; leurs chutes, leurs pâmoisons, leurs sanglots m’enchantent. Ils nous ressemblent donc, ils sont donc humains. J’avais craint un instant qu’ils ne fussent des mannequins de fer ; mais non, j’entends leur cœur, un vrai cœur, qui bat fort,