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le second rang du collier

ne pouvait cacher son émotion : son petit nez en trompette frémissait, entre ses belles joues rouges, et ses jolis yeux noirs s’emplissaient de larmes. Annette elle-même était captivée : debout, la cuiller de bois à la main, elle semblait changée en statue. Mais c’était toujours elle qui rompait le charme :

— Ma julienne qui bout trop vite ! s’écriait-elle tout à coup. Vous me rendez folle avec vos histoires !…

Et nous nous sauvions, pour aller lire quelque livre moins connu.

Mon père proclamait que la lecture est la clé de tout, et que la chose la plus merveilleuse, c’est qu’un enfant puisse apprendre à parler et à lire : aussi laissait-il la bibliothèque à notre disposition et nous poussait-il à y fouiller souvent. Nous avions déjà énormément lu. Après Walter Scott et Alexandre Dumas, c’étaient Victor Hugo, Balzac, Shakespeare, — à mesure que paraissait la traduction de François-Victor Hugo, — et, à travers le merveilleux style de Baudelaire, — Edgar Poë, qui nous passionnait spécialement.

Notre ardeur à dévorer les livres enchantait mon père, mais « les personnes sérieuses » trouvaient ce genre d’éducation parfaitement absurde et même criminel. Il n’aimait pas la discussion et ne savait guère imposer sa volonté. C’est pourquoi, à regret, il nous laissa mettre dans des pensionnats dont on lui vantait les mérites, l’avenue de Neuilly ayant