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OÙ LE ROMAN JUSTIFIE SON TITRE.

raissaient sur les visages pâles et les lèvres gercées de froid. La gaieté illuminait les yeux naguère atones, et l’espoir relevait la tête. Ce dieu louche, boiteux et taquin qu’on appelle le Guignon, se lassait enfin de persécuter la compagnie errante, et, apaisé sans doute par le trépas de Matamore, il voulait bien se contenter de cette maigre proie.

Bellombre avait appelé ses valets, qui couvrirent la nappe d’assiettes et de pots à large panse, à la grande jubilation de Blazius altéré de naissance, dont la soif était toujours éveillée, même aux heures nocturnes.

« Tu vois, dit-il au Tyran, combien mes prévisions à propos de la petite lumière rouge étaient logicalement déduites. Ce n’étaient point mirages ni fantômes. Une grasse fumée s’élève en tourbillonnant du potage abondamment garni de choux, navets et autres légumes. Le vin rouge et clair, tiré de frais, pétille dans les brocs couronné de mousse rose. Le feu flambe d’autant plus vif qu’il fait froid dehors. Et, de plus, nous avons pour hôte le grand, l’illustre, le jamais assez loué Bellombre, fleur et crème des comédiens passés, présents et futurs, soit dit sans vouloir rabaisser le talent de personne.

— Notre bonheur serait parfait si le pauvre Matamore était là, soupira Isabelle.

— Que lui est-il donc survenu de fâcheux ? dit Bellombre qui connaissait Matamore de réputation. »

Le Tyran lui raconta l’aventure tragique du capitaine resté dans la neige.