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COUPS D’ÉPÉE, COUPS DE BÂTON, ETC.

Il hésite au bord du suicide et ne sait à quoi se résoudre. Ce vague espoir, qui n’abandonne les amoureux qu’à la dernière extrémité, le retient à la vie. Peut-être l’inhumaine s’adoucira-t-elle et se laissera-t-elle fléchir par une adoration si obstinée ? Il faut l’avouer, Léandre débita cette tirade en comédien consommé, avec des alternatives de langueur et de désespoir les plus attendrissantes du monde. Il faisait trembler sa voix comme quelqu’un que la douleur étouffe, et qui, en parlant, contient à grand’peine ses sanglots et ses larmes. Quand il poussait un soupir, il semblait le tirer du fond de son âme, et il se plaignait des cruautés de son amante d’un ton si doux, si tendre, si soumis, si pénétré, que toutes les femmes dans la salle se dépitaient contre cette méchante et barbare Sylvie, prétendant qu’à sa place elles n’auraient point été si sauvagement farouches que de réduire au désespoir, et peut-être au trépas, un berger d’un tel mérite.

À la fin de cette tirade, pendant qu’on l’applaudissait à rompre les banquettes, Léandre promena son regard sur les femmes de la salle, s’arrêtant à celles qui lui paraissaient titrées ; car, malgré de nombreuses déceptions, il n’abandonnait pas son rêve d’être aimé d’une grande dame pour sa beauté et son talent de comédien. Il vit plus d’un bel œil brillanté d’une larme, plus d’une gorge blanche qui palpitait d’émotion. Sa vanité en fut satisfaite, mais ne s’en étonna point. Le succès ne surprend jamais un acteur, mais sa curiosité fut vivement excitée par la Dama tapada qui se te-