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LE CAPITAINE FRACASSE.

saccade de bride à son cheval, et le fit se porter en avant d’une vigoureuse pression de bottes. Le combat était fini ; Isabelle avait vaincu.

Le chariot s’engagea dans la route dont on a parlé à la première de ces pages, faisant fuir des ornières pleines d’eau les rainettes effarées. Quand on eut rejoint la route et que les bœufs, sur un terrain plus sec, purent faire mouvoir moins lentement la lourde machine à laquelle ils étaient attelés, Sigognac passa de l’avant-garde à l’arrière-garde, ne voulant pas marquer une assiduité trop visible auprès d’Isabelle, et peut-être aussi pour s’abandonner plus librement aux pensées qui agitaient son âme.

Les tours en poivrière de Sigognac étaient déjà cachées à demi derrière les touffes d’arbres ; le Baron se haussa sur sa selle pour les voir encore, et, en ramenant les yeux à terre, il aperçut Miraut et Béelzébuth, dont les physionomies dolentes exprimaient toute la douleur que peuvent montrer des masques d’animaux. Miraut, profitant du temps d’arrêt nécessité par la contemplation des tourelles du manoir, roidit ses vieux jarrets détendus et essaya de sauter jusqu’au visage de son maître, afin de le lécher une dernière fois. Sigognac, devinant l’intention de la pauvre bête, le saisit à hauteur de sa botte, par la peau trop large de son col, l’attira sur le pommeau de sa selle, et baisa le nez noir et rugueux comme une truffe de Miraut, sans essayer de se soustraire à la caresse humide dont l’animal reconnaissant lustra la moustache de l’homme. Pendant cette scène, Béelzébuth, plus agile et s’aidant