Page:Gautier - Les Deux Etoiles.djvu/127

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les amarres des bateaux se tendaient avec des craquements pénibles comme ceux des nerfs d’un patient étiré sur le chevalet. Les embarcations s’entrechoquaient en rendant des sons lugubres ; et l’eau pesante retombait sur elle-même avec un soupir d’oppression et d’épuisement, comme celui qui sort d’une poitrine sur laquelle s’est assis le cauchemar. Le vent poussait des plaintes semblables aux cris d’un enfant qu’égorgent des sorcières pour leur œuvre sans nom ; et sur cet ensemble de bruits plaintifs, indéfinissables et sinistres, planait, comme un tonnerre sourd, la rumeur lointaine des vagues regagnant leur gîte.

Les édifices qui longent le fleuve, magasins, entrepôts, usines aux longs obélisques panachés de flammes, débarcadères aux larges rampes, églises élevant au-dessus des maisons leurs vieilles flèches normandes ou leurs campaniles d’imitation classique, perdaient dans l’ombre ce que le jour peut y faire trouver de mesquin et prenaient des proportions cyclopéennes et colossales. Les toits devenaient des terrasses orientales, les cheminées des obélisques et des phares ; l’enseigne gigantesque en lettres découpées faisait l’effet de la balustrade trouée à jour d’un balcon aérien ; et le tout, sombre, immense, confus, semblait une Ninive sur qui passait le nuage de la colère de Dieu. — Un graveur à la manière noire en eût fait, avec quelques rayons de lumière livide, une de ces effrayantes estampes bibliques où les Anglais excellent.

Sir Benedict Arundell, voyant la barque raser le bord d’assez près, et sentant moins serrés les