Page:Gautier - Les Roues innocents.djvu/22

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gneurs et de princesses. Ne pouvant se faire entendre, malgré son fausset criard, Amine, bête malfaisante de sa nature, gâchait le plus qu’elle pouvait de fruits, d’oranges glacées et de tranches d’ananas. Elle avait soin de faire entamer tous les plats intacts, d’effondrer à grands coups de cuiller toutes les architectures de sucre filé encore restées debout, et c’est, disait-elle, dans l’idée philanthropique de les empêcher d’être servis une seconde fois tout couverts de poussière et de moisissure à un repas de noces de gens vertueux. — Elle aurait bien aussi cassé quelques cristaux, quelques glaces et quelques porcelaines, si Rudolph ne lui eût affirmé que ce n’était plus de mode depuis l’Empire et la Restauration.

On passa au salon : Florence, qui paraissait voir avec déplaisir Amine se rapprocher d’Henri, trouva moyen de se faire offrir le bras par ce dernier. Amine saisit vivement le bras de Rudolph et lui dit très-bas : « Eh bien ! que dites-vous de mes œillades ? — Parfait d’exécution, répondit Rudolph sur le même ton ; le demi-tour de prunelle et surtout l’éclair humide qui le suit sont irrésistibles. Une Andalouse, une bayadère n’eussent pas mieux fait. Tu as dans le blanc de l’œil une certaine lueur nacrée qui vaut un million.

— Et qui me l’a rapporté, répliqua le joli monstre en riant de manière à montrer jusqu’au fond de sa bouche ses petites dents grosses comme des graines de riz.

— Il s’agit de rendre Henri Dalberg amoureux fou.

— Je le veux bien : il est gentil, son air d’innocence me plaît.

— Par amour du contraste, sans doute ; il faut, en outre, pour des motifs à moi connus, le compromettre, le plus possible ; te montrer avec lui en loge découverte, à l’Opéra, aux avant-scènes des petits théâtres, en calèche aux Champs-Élysées, au bois et aux cour-