Page:Gautier - Les Roues innocents.djvu/46

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— Ce portrait, j’avais l’habitude de l’avoir suspendu au cou, et j’oubliais toujours de l’ôter.

— Je suis sûre, tendre berger, que vous posiez dévotement vos lèvres soir et matin sur cette chère effigie, ainsi que cela doit se faire sur les bords du Lignon.

— Amine, vous me croyez par trop pastoral…

— Oh ! je sais que vous êtes un monstre… vous avez fait une infinité de malheureuses et commis vingt roueries plus scélérates les unes que les autres.

— Ne me raillez pas si cruellement et faites-moi donner cette miniature à laquelle j’ai la faiblesse de tenir…

— Personne, excepté vous, n’a jamais pensé, dans cette chambre, à une autre femme que moi… Allons, c’est bien, je vois que je suis devenue laide, dit Amine en se retournant dans son lit.

Dans ce mouvement, son peignoir glissa sur son épaule, et elle ne le rajusta pas tellement vite que Dalberg ne pût être convaincu que le temps de déployer des talents et des qualités morales n’était pas encore arrivé pour ce démon à peau satinée.

Henri n’avait pas étudié Escobar et son Traité des compositions de conscience ; mais il n’était pas très-éloigné de racheter le portrait de Calixte à un singulier prix, se fondant sur la légitimité de l’intention. — Les œillades qu’Amine lui avait lancées au souper des Frères-Provençaux, la façon dont elle l’accueillait avaient un sens trop clair pour qu’on pût s’y méprendre ; il crut donc inutile et même dangereux d’insister davantage sur la restitution du portrait, craignant d’éveiller la jalousie feinte ou réelle d’Amine, et sachant la haine envenimée qu’ont les anges d’en bas pour les anges d’en haut. Il n’aimait pas Amine, mais elle exerçait sur lui, en ce moment, la fascination de tout ce qui est charmant et perfide, brillant et glacé, la fascination de la fleur vénéneuse qu’on ne peut s’empê-