Page:Gautier - Les Roues innocents.djvu/56

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un rêve longtemps caressé, faire tourner la tête à quelqu’un qui la détestait, était une de ses plus âcres jouissances ; elle voulait pour sa statue le socle d’une idole renversée et pour sol à son temple les décombres d’une passion.

Tout amour pour une jeune fille vertueuse, pour une femme du monde honnête, excitait chez elle une jalouse fureur, soit qu’elle se regardât comme dédaignée tacitement par un choix de cette espèce, soit qu’elle pressentit dans de telles amours de pures délices, de chastes voluptés, de séraphiques extases qui lui étaient à jamais interdites et qu’elle regrettait confusément.

Faire trahir Calixte par Dalberg eût été pour elle le triomphe le plus flatteur, et au trouble mal déguisé du jeune homme, lorsqu’il était venu chercher le médaillon, elle avait cru y réussir, et peut-être eût-elle accompli son projet sans l’arrivée de Florence.

Pendant qu’Amine s’impatientait. Dalberg, de son côté, était en proie à la plus vive anxiété. Le nom de Calixte, souligné avec affectation par Amine, présageait de la part de celle-ci toutes sortes de malices diaboliques ; et d’abord comment avait-elle pu le savoir ?

Calixte ne sortait que rarement, n’allait que fort peu au spectacle, et devait être aussi inconnue dans le monde où vivait Amine que si elle eût été ensevelie au fond d’un cloître ou d’un harem, en Portugal ou en Turquie. — Il y a souvent mille lieues d’un quartier de Paris à l’autre, et l’on ne rencontre pas plus certaines espèces hors de certains milieux qu’on ne voit de poissons nageant sur les grandes routes. Jamais Amine n’avait mis le pied à Saint-Germain-des-Prés ni au Luxembourg, seuls endroits fréquentés par Calixte. Jamais il n’était arrivé à l’élégante courtisane de traverser la rue de l’Abbaye, où elle aurait