Page:Gautier - Les jeunes France, romans goguenards.djvu/13

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de l’avoine. Quoique né sur les frontières de l’Espagne, je suis un Parisien complet, badaud, flâneur, s’étonnant de tout, et ne se croyant plus en Europe dès qu’il a passé la barrière. Les arbres des Tuileries et des boulevards sont mes forêts ; la Seine, mon Océan. Du reste, je vous avouerai franchement que je me soucie assez peu de tout cela ; je préfère le tableau à l’objet qu’il représente, et je serais bien capable de m’écrier, comme madame de Staël devant le lac de Genève : Oh ! le ruisseau de la rue Saint-Honoré !

Je ne comprends pas quel plaisir champêtre peut valoir celui de regarder les caricatures au vitrage de Martinet ou de Susse, et je ne trouve pas le soleil de beaucoup supérieur au gaz. Une fois, quelques-uns de mes amis sont venus me chercher, et m’ont emmené, avec leurs maîtresses, je ne sais où, sur les limites du monde, comme j’imagine, car nous restâmes trois heures en voiture. On dîna sur l’herbe : ces dames et ces messieurs eurent l’air d’y prendre un grand plaisir ; quant à moi, je me souhaitais ailleurs. Des faucheux avec leurs pattes grêles arpentaient sans façon les assiettes, les mouches tombaient dans nos verres, les chenilles nous grimpaient aux jambes. J’avais un superbe pantalon de coutil blanc, je me relevai avec une indécente plaque verte au derrière. Je touchai par mégarde je ne sais quelles herbes : c’étaient des orties, il me vint des cloches ; je manquai me casser le cou en sautant un fossé ; j’eus le lendemain une bonne et belle courbature : cela s’appelle une partie de plaisir !