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VIII

COUP D’ÉCLAT

Je me levai, et, ma cravate montée jusqu’au nez, mon chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, je sortis de la maison sur la pointe du pied avec un air mystérieux et criminel ; en ce moment, je regrettais fort la mode des manteaux couleur de muraille ; que n’aurais-je pas donné pour avoir au doigt l’anneau de Gygès, qui rendait invisible ! Je n’allais cependant pas à un rendez-vous d’amour, j’allais chez le papetier acheter quelques-unes de ces couleurs prohibées que le maître bannissait des palettes de ses élèves. J’étais devant le marchand comme un écolier de troisième qui achète Faublas à un bouquiniste du quai ; en demandant certaines vessies, le rouge me montait à la figure, la sueur me rendait le dos moite ; il me semblait dire des obscénités. Enfin, je rentrai chez moi riche de toutes les couleurs du prisme. Ma palette, qui jusque-là n’avait admis que ces quatre teintes étouffées et chastes, du blanc de plomb, de l’ocre jaune, du brun rouge et du noir de pêche, auxquelles on me permettait quelquefois d’ajouter un peu de bleu de cobalt pour les ciels, se trouva diaprée d’une foule de nuances plus brillantes les unes