Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/289

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— Vous souvenez-vous du bal des régates ?

— Si je m’en souviens ! s’écria Lucienne qui crut sentir encore le souffle d’Adrien dans ses cheveux, comme pendant cette valse douce et douloureuse qu’elle avait dansée avec lui.

— J’étais à ce bal, continua Stéphane. De passage à Cherbourg, je rencontrai un ami qui venait à F… prendre part aux courses, il m’offrit de m’emmener sur son voilier. Je ne pus résister au désir de venir embrasser mon père. J’obtins quelques jours de congé, et je m’embarquai avec mon ami. Le soir de la fête, il m’entraîna au bal. Et là, je vous vis, pour mon malheur, pour mon bonheur.

— Mon Dieu ! serait-ce ce jeune marin dont Jenny m’a parlé ? se disait Lucienne en levant les yeux vers lui.

Elle avait tout à fait oublié cette aventure qui lui revint subitement à la mémoire.

— Ce que j’éprouvai en vous voyant, continua le jeune homme, est difficile à expliquer. Peut-être un homme qui aurait vécu dans un caveau sombre sentirait-il quelque chose d’analogue en voyant pour la première fois la lumière, le ciel, la mer. Mon premier regard jeté dans ce bal tomba sur vous, je ne vis que vous, et une émotion que je n’avais jamais connue me cloua à ma place. Je sentis que j’étais en face de mon maître, que des chaînes se rivaient autour de mon cœur, et que c’en était fait de ma liberté. Ce fut subit et irrévocable, mais je trouvai cela tout simple ; je me disais que le destin m’avait