Page:Gautier - Lucienne, Calmann Lévy, 1877.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans l’égoïsme de son amour, elle oubliait presque celui qui venait de lui parler. Cependant, elle tourna vers lui son visage, qui, à la lueur lunaire, semblait taillé dans de l’albâtre.

— Alors, quand vous avez su que j’étais promise à un autre, cet amour d’un instant s’est effacé n’est-ce pas ? dit-elle.

— Non, dit Stéphane d’une voix sourde. À partir de ce moment, commença pour moi une torture qui loucha souvent à la folie. J’emportai mon amour, comme le buffle blessé et furieux emporte en croupe, à travers les jungles, le tigre qui l’a saisi à la nuque et va le dévorer. Je m’embarquai pour une longue traversée, et là, entre le ciel et l’eau, votre image me poursuivit avec une persistance effrayante. J’avais de véritables hallucinations ; je vous voyais toujours, partout, avec votre longue robe bleue et souple comme les lames, et cette couronne de bleuets qui la nuit se changeait en une couronne d’étoiles ; vous glissiez, à reculons, en avant du navire, triste et pâle comme une vapeur ; ou bien vous montiez des profondeurs de la mer, votre corps effleurait l’eau et vous vous couchiez, languissante, entre deux vagues. Je me crus malade ; je priai le major de me soigner, lui disant que j’avais des visions. Je bus ses drogues, mais rien ne changea. Une lutte terrible s’établit alors entre moi et cet amour. Je n’étais pas habitué à voir un adversaire me résister longtemps ; mais cette fois je ne pus pas vaincre. La nuit, la fièvre me tordait sur mon