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MADEMOISELLE DE MAUPIN.


XVI


Il y avait déjà plus de quinze jours que d’Albert avait déposé son épître amoureuse sur la table de Théodore, — et cependant rien ne semblait changé dans les manières de celui-ci. — D’Albert ne savait à quoi attribuer ce silence ; — on eût dit que Théodore n’avait pas eu connaissance de la lettre ; le déplorable d’Albert pensa qu’elle avait été détournée ou perdue ; cependant la chose était difficile à expliquer, car Théodore était rentré un instant après dans la chambre, et il eût été bien extraordinaire qu’il n’aperçût pas un grand papier posé tout seul au milieu d’une table, de façon à attirer les regards les plus distraits.

Ou bien est-ce que Théodore était réellement un homme et non point une femme, comme d’Albert se l’était imaginé ? — ou, dans le cas qu’elle fût femme, avait-elle pour lui un sentiment d’aversion si prononcé, un mépris tel, qu’elle ne daignât pas même prendre la peine de lui faire une réponse ? — Le pauvre jeune homme, qui n’avait pas eu, comme nous, l’avantage de fouiller dans le portefeuille de Graciosa, la confidente de la belle Maupin, n’était en état de décider affirmativement ou négativement aucune de ces importantes questions, et il flottait tristement dans les plus misérables irrésolutions.

Un soir, il était dans sa chambre, le front mélancoliquement appuyé contre la vitre, et il regardait, sans les voir, les marronniers du parc déjà tout effeuillés et tout rougis. Une vapeur épaisse noyait les lointains, la nuit descendait plutôt grise que noire, et posait avec précaution ses pieds de velours sur la cime des arbres : — un grand cygne plongeait et replongeait amoureuse-