Page:Gautier - Mademoiselle de Maupin (Charpentier 1880).djvu/426

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
420
MADEMOISELLE DE MAUPIN.

que j’étais encore plus belle que vous ne l’imaginiez. — Pour la beauté que je vous donnais, vous m’avez rendu beaucoup de plaisir ; nous sommes quittes : — je vais de mon côté et vous du vôtre, et peut-être que nous nous retrouverons aux antipodes. — Vivez dans cet espoir.

« Vous croyez peut-être que je ne vous aime pas parce que je vous quitte. Vous reconnaîtrez plus tard la vérité de ceci. — Si j’avais moins fait de cas de vous, je serais restée, et je vous aurais versé le fade breuvage jusqu’à la lie. Votre amour eût été bientôt mort d’ennui ; — au bout de quelque temps, vous m’auriez parfaitement oubliée, et, en relisant mon nom sur la liste de vos conquêtes, vous vous seriez demandé : Qui diable était donc celle-ci ? — J’ai au moins cette satisfaction de penser que vous vous souviendrez de moi plutôt que d’une autre. — Votre désir inassouvi ouvrira encore ses ailes pour voler à moi ; je serai toujours pour vous quelque chose de désirable où votre fantaisie aimera à revenir, et j’espère que dans le lit des maîtresses que vous pourrez avoir, vous songerez quelquefois à cette nuit unique que vous avez passée avec moi.

« Jamais vous ne serez plus aimable que vous l’avez été dans cette soirée bienheureuse, et, quand même vous le seriez autant, ce serait déjà l’être moins ; car, en amour comme en poésie, rester au même point, c’est reculer. Tenez-vous-en à cette impression, — vous ferez bien.

« Vous avez rendu difficile la tâche des amants que j’aurais (si j’ai d’autres amants), et personne ne pourra effacer votre souvenir ; — ce seront les héritiers d’Alexandre.

« Si cela vous désole trop de me perdre, brûlez cette lettre, qui est la seule preuve que vous m’ayez eue, et vous croirez avoir fait un beau rêve. Qui vous en empêche ? La vision s’est évanouie avant le jour, à l’heure où les songes rentrent chez eux par la porte de corne ou d’ivoire.