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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

mière, le poëte, s’adressant à la maîtresse qui a déchiqueté son cœur avec une volupté nerveuse et cruelle, comme cette princesse de Chine qui se pâmait en déchirant de ses longs ongles transparents les étoffes de soie les plus précieuses, cherche un air pour chanter le requiem de cet amour défunt. Il en essaye plusieurs, mais chaque mélodie éveille un souvenir. Le poëte s’écrie : « Oh ! non, pas ce motif-là ! Mon cœur que je croyais mort tressaille dans ma poitrine ; il l’a si souvent entendu jaser sur tes lèvres ! Cette valse non plus, cette valse à deux temps qui me fit tant de mal ! Encore moins ce lied que des Allemands chantaient dans le bois de Meudon et que nous avons répété ensemble ! Pas de musique, mais causons sans haine ni colère de nos anciennes amours. » Et Murger évoque les soirées d’hiver passées dans la petite chambre près du foyer où la bouilloire fredonnait son refrain régulier ; les longues promenades, au printemps, à travers les prés et les bois, et les innocents plaisirs goûtés au sein de la nature complice. Il refait cet éternel poëme de la jeunesse que six mille ans n’ont pas vieilli. Puis vient la déception. Un jour le poëte se trouve seul. La belle amoureuse est partie. Adieu la bottine grise, la robe de toile et le chapeau de paille parfumé d’une fleur naturelle. La moire antique ballonne autour de cette taille souple, le cachemire fait son pli sur cette nuque aux blonds cheveux follets ; un bracelet de prix scintille à ce bras potelé, des bagues chargent ces mains jadis plus brunes, et blanchies maintenant par l’oisiveté. — Il fallait bien s’y attendre ; l’histoire est fade et commune. Le poëte lui-même en rit comme un fou.

Mais cette gaieté-là n’est qu’une raillerie.
Ma plume en écrivant a tremblé dans ma main ;
Et quand je souriais, comme une chaude pluie
Mes larmes effaçaient les mots sur le vélin.