Page:Gauvreau - Au bord du Saint-Laurent, 1923.djvu/61

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terrogèrent le village. Les plus rapprochés comprirent la situation et, à leur tour, ils lancèrent dans l’air un cri désespéré, un cri de suprême appel : « Sauvons-nous, la glace charrie au large. »

Ce cri courut, de bouche en bouche, jusqu’au plus éloigné. Ce fut comme un courant électrique, qui pénétra tous les habitants. On abandonna tout, traines et amas de peaux, et affolés, on accourut au bord de l’eau. Quelques-uns seulement, des plus rapprochés, avaient réussi à sauter sur la berge opposée, et à se sauver par là du naufrage ; les jeunes gens, dans un moment aussi sérieux, disaient aux plus âgés : « dépêchez-vous de sauter, vous-autres qui avez des familles ; quant à nous, eh bien à la grâce de Dieu, nous essaierons après vous. » Mais ceux qui étaient loin, les retardataires eurent beau prendre leur élan pour franchir le fossé liquide, qui les séparait de terre ferme, ils s’arrêtaient frémissants, avec un haut le corps sur le bord de la glace, désespérant pouvoir atteindre le côté opposé ; et pourtant le salut n’était pas loin : à quelques perches seulement, des amis, des parents leur tendaient les mains et l’espace s’agrandissait d’instant en instant. Leur sort devait-il donc être désespéré ? La mort les horreurs d’une agonie effrayante, devaient-elles compter sur leurs proies faciles ?

La Providence, ici-bas, n’est pas une marâtre et plus d’un en a fait l’expérience. C’est au moment où l’on crie notre désespoir et notre désespérance, c’est à l’heure où l’on n’a plus foi au lendemain qu’elle paraît, consolante, et nous tend la main, une main qui réconforte quand elle ne sauve pas. Les gens de terre criaient à leurs parents terrifiés, désespérés, errant comme des ombres privées de raison sur la glace flottante et mobile : « Sauvez-vous ! prenez les traines et venez sur l’eau ! Elles vous porteront jusqu’à terre ! »

Et les voix répondaient : « Secourez-nous ! secourez-nous ! Au secours ! nous allons périr ! » Et ces cris montaient comme une plainte immense de la mer, et allaient mourir au fond du village où l’écho leur répondait par des pleurs, des prières et des supplications. Et les plaintes venaient toujours de la mer allant de plus en plus en diminuant, à mesure que la glace entraînée se dirigeait vers le nord, et sur la grève, les pleurs, les