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encore un mot sur cette légèreté et sur ce que nous lui devons.

Les enfants croient, en général, que les morues nagent au fond de la mer, dans la forme sèche, coriace et aplatie où ils les voient sur l’étal de l’épicier.

Beaucoup de nos honorables compatriotes en sont là en matière d’observation sociale. Notre littérature, que, par légèreté sans doute, ils mettent au-dessus, beaucoup au-dessus des autres littératures, leur semble un produit naturel, spontané, simple, du sol français. À les en croire, un peuple aussi fameux que le nôtre n’avait pas le droit de ne pas être grand en littérature. Sans cesser d’être spirituels et Français, tâchons d’être raisonnables ; voulez-vous ?

Qui donc a posé devant Racine, Molière, Marivaux, Beaumarchais, Le Sage et de Balzac, aussi grand qu’eux tous peut-être, pour que de Balzac, Le Sage, Beaumarchais, Marivaux, Molière et Racine, celui-là dans ses admirables romans, les autres dans leurs belles comédies et leurs tragédies, pussent peindre cette prodigieuse variété de femmes ? Qui donc leur a fourni tant de portraits à faire, tant de caractères à analyser, tant de sentiments délicats, vifs, originaux, simples, compliqués, subtils jusqu’au paradoxe, profonds jusqu’à la douleur ? Qui donc leur a révélé ces drames de famille enfermés entre les quatre murs d’un salon, et ces combats du cœur avec le cœur, ces comédies de l’âme où elle se montre à nu, toute cette histoire de l’humanité, dont les feuillets sont froissés par le rire ou tachés par les larmes ? n’est-ce pas la femme par excellence, la Parisienne ? Ils n’ont pas inventé, on n’invente que le mensonge ; ils ont copié : et ce sont les mœurs, la physionomie, les goûts, les caprices de la femme parisienne qu’ils ont pris pour modèles. On s’adresse à l’arbre pour avoir le fruit. Esther, Junie, Bérénice, Iphigénie, Phèdre même, Célimène, Dorine et toutes ces femmes sorties du riche cerveau de Molière, et du non moins riche cerveau de Balzac, sont nées, ont vécu, ont régné à Paris, les unes à la cour de Louis XIV, les autres à l’hôtel Rambouillet, celles-ci à la place Royale et dans la rue des Tournelles, celles-là dans le faubourg Saint-Germain.

Sans la femme parisienne, la littérature française serait donc aussi nulle que le serait la littérature grecque sans Hélène et Clytemnestre.

Je recommande cette observation aux critiques de profession, eux qui ont tant d’idées, de goût et surtout de style.