Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 4.djvu/119

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attendre ! Nous nous mettrons deux, nous nous mettrons trois ! nous passerons les nuits ! Et la force ? Nous prendrons du café. Et l’inspiration ? Nous boirons de l’absinthe. Va, cervelle humaine, rends des pages, des phrases, des lignes, retourne-toi cent fois par jour, fais des évolutions sur toi-même, gonfle-toi comme une éponge, pressure-toi comme un citron jusqu’à ce que tu te dessèches subitement, que la folie te secoue comme un arbre dans une plaine, que la paralysie survienne, que l’hébétation arrive, et que la mort termine tout. Alors on pénètre chez l’homme connu. On y trouve le désordre, l’indigence, une ancienne maîtresse dont il avait peut-être fait une épouse dans une heure de lyrisme ou d’épuisement, de malheureux enfants, déjà vêtus de noir, étonnés et pleurant à tout hasard. Cela sent encore le tabac de la veille. Il aimait tant à fumer ! Pauvre garçon ! On lui avait dit que ça lui ferait mal, mais il ne pouvait pas s’en déshabituer ! Comme on s’est amusé jadis dans ce salon-là, du temps de la petite une telle ! Quelques amis l’accompagnent au cimetière, escortés quelquefois d’une foule curieuse ou sympathique, car on l’aimait bien. Il était si gai, — par moments ! On raconte sur lui des anecdotes ; on parle sur sa tombe ; on lui met une pierre plate sur le nez ; on revient manger un morceau ; on bâcle quelques articles, nécrologiques ; on le découpe, on le débite pendant deux ou trois jours, on en mange, on en vit ; on lui souscrit un monument ; on écrit au ministère, on obtient une pension pour la veuve, une bourse pour un des enfants ; et puis il faut reprendre cette existence frénétique qui l’a tué. Adieu, grand homme d’un an, d’un mois, d’un jour ! Il ne reste plus rien de toi. Dors tranquille enfin, voici l’éternelle nuit !

C’est dans cet enfer, dans ce bagne, dans cet égout que des milliers de jeunes gens se précipitent en riant, de bonne foi, trompés par la surface, croyant y rencontrer la fortune et la renommée comme on rencontre une charrette sur un grand chemin, au lieu de se cramponner au travail obscur, patient, certain, qui fait les hommes robustes, sereins, respectés, utiles et bons. J’ai traversé, moi qui vous parle, ces effroyables marais du commencement de la carrière ; j’en suis sorti frissonnant et pâli, épouvanté de ce que j’ai vu, qui m’épouvante encore quand j’y rentre par hasard, soit pour serrer la main à un ancien compagnon, soit pour aller ramasser son corps et le conduire là où il ne s’agitera plus. J’y serais mort depuis longtemps s’il m’avait fallu y rester. Béni soit le Dieu, le maître quel qu’il soit des destinées universelles, qui m’a éclairé pour que j’en sorte, et qui m’a accordé une commutation de peine. Non !