Page:Gavarni - Grandville - Le Diable à Paris, tome 4.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’étouffent dans votre salon et dans vos chambres à coucher. Les habits noirs froissent les épaules blanches, les brochettes de croix arrachent les dentelles, les bottes vernies marchent sur les traînes démesurées, et dix valets de louage fendent la foule, portant des plateaux chargés de sorbets et de fruits glacés. La nuit s’avance, l’heure du souper a sonné : c’est dans la salle à manger que l’on s’écrase maintenant, autour du buffet somptueusement servi, et cela dure jusqu’au matin. L’hiver est passé ; on ne saurait demeurer à Paris pendant l’été. Vous avez votre villa, votre château, si vous êtes riche : votre villa, ce n’est pas la maisonnette blanche aux contrevents verts, sur le penchant du coteau ou au milieu des bois, c’est un kiosque turc, un Alhambra en miniature, un diminutif du Kremlin, ou un petit castel moyen âge sur le bord d’un chemin de fer et à proximité d’une station ; votre château, c’est un des hôtels des Champs-Élysées ou du boulevard Pereire transporté à vingt ou trente lieues de Paris, avec ses glaces, ses dorures, son mobilier disparate et son fantasque bric-à-brac.

Voilà votre luxe, ô mes contemporains, vous vous contentez de peu, en vérité.

Le luxe d’un peuple, autrefois, c’étaient les temples et les panthéons, où le marbre des frises, animé par les plus grands artistes, célébrait les dieux et les héros, c’étaient les forums et les agoras remplis de statues parées d’une immortelle beauté, c’étaient les élégants et nobles portiques sous lesquels discutaient les philosophes.

En France ce furent les cathédrales aux voûtes gigantesques, aux flèches vertigineuses, aux flamboyantes rosaces, aux immenses portails racontant de sublimes légendes, ou chantant des hymnes surhumains ; les hôtels de ville et les palais de justice, merveilles de grâce, de hardiesse et de fécondité.

Toujours et partout le génie de l’homme resplendissant dans les plus puissantes créations de l’art.

Tel était le luxe public, le luxe des pauvres et des riches. Par bonheur, nous l’avons hérité du passé ; car nous ne l’aurions pas inventé, je le crains bien.

Et le luxe privé, le vrai, combien je me le représente différent du vôtre ! Que c’est chose mesquine et misérable ce que vous appelez de ce nom ! Un appartement d’une richesse écrasante où l’on ne respire pas, un étalage étourdissant, quelques jours et quelques nuits de dépenses folles !… et puis rien. — C’est une pitié, je vous jure.