Page:Gazette des Beaux-Arts, vol 32 - 1904.djvu/123

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J’en vois plusieurs raisons. D’abord il y avait de la faute de ces bons peintres eux-mêmes ; car ils voulaient paraître avancés, et s’y efforçaient, ce qui est toujours, dans les arts, une préoccupation fâcheuse. Il n’est pas contestable qu’ils exagéraient les choses, ou au moins les apparences ; il y avait parmi les plus bourgeois d’entre eux un reste d’esprit romantique, « Jeune France » et « Vie de Bohème », un reflet du gilet rouge de Théophile Gautier et la haine aveugle du propriétaire, à la manière de Rodolphe, de Colline et de Schaunard. Il leur fallait donc forcément « épater le bourgeois ». Ils considéraient cela comme un devoir, et c’était un devoir auquel ces braves jeunes gens ne manquaient pas. Il est nombre de leurs tableaux dans lesquels on remarque ce désir d’étonner et ce souci du paradoxe. Pour s’en assurer il ne faut pas considérer seulement les tableaux de la récente exposition, car ce sont pour la plupart des tableaux sages, peints en vue du marchand de tableaux et de la clientèle bourgeoise, mais se reporter à ceux de la collection Caillebotte, qui proviennent directement des « Salons des Refusés » et des premières expositions impressionnistes. Je dis, par exemple, qu’Angelina de Manet était manifestement destinée à « épater le bourgeois », et c’est certainement pour mettre ledit bourgeois enrage que Manet a profilé en vert pomme le fameux Balcon que chacun sait. Il faut avoir gardé le souvenir de ces fameuses petites expositions impressionnistes pour savoir à quel degré on s’évertuait à supplicier ce pauvre bourgeois, à l’étonner, à le sortir de ses habitudes. C’étaient des pochades subversives, à peine ébauchées, et puis des suites bizarres, des vues de toits, des Gares Saint-Lazare à la douzaine. Assurément le public aurait dû se montrer assez intelligent pour démêler, parmi quelques charges d’atelier, les talents solides et sérieux qui venaient alors de paraître. Mais il ne le fit pas. Fort mal préparé à faire ce discernement, encore à peine réconcilié avec Corot, Rousseau, les grands paysagistes de la génération précédente, il ne se soumit pas volontiers à une nouvelle épreuve ; il se laissa aller à de faciles plaisanteries où l’encouragèrent d’ailleurs des gens d’esprit comme Cham et Meilhac. Il s’arrêta aux apparences ; il eut tort ; mais il y avait des apparences. Voici le premier point de mon explication.

Et en voici le second : ce qui nuisit encore à nos bons peintres, ce furent leurs théories. Il n’est peut-être pas toujours très utile que tous les artistes aient des théories, et il suffit sans doute que quelques-uns en aient ; d’autant plus qu’en général les théories leur sont suggérées par des gens de lettres. Le théoricien des impres-