Page:Gazette des Beaux-Arts, vol 32 - 1904.djvu/287

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nature, ses facultés se déploient. On ne pourrait pourtant pas dire de lui qu’il est un observateur de la nature. Ce qui le frappe est d’essence assez fugitive au début, beaucoup plus à la fin, et ne se note pas. Cela passe, il le saisit, s’exalte, et il en rend la vérité d’intensité beaucoup plus que la vérité de forme. Les œuvres originales, il les crée dans la prolongation d’une rêverie qui a pour point de départ une réalité. Dans l’aquarelle, il trouve plus vite sa voie. On le comprend. Explorant, en France, les bords de la Seine ou de la Loire, voyageant en Italie, en Suisse, il cherchait des moyens rapides de fixer ses impressions de villes aperçues, de montagnes lointaines, de lacs, de châteaux, le tout noyé dans la lumière et lavé largement dans les tons qui l’avaient séduit. C’est par l’aquarelle, d’une façon générale, qu’il prit possession d’abord de tous les sujets qu’il voulait traiter, puis qu’il fit l’expérience de ses impressions. Il fut toujours et en tout un artiste intéressant, mais lorsqu’en peinture il puisa à cette source abondante d’impressions il fut un peintre incomparable, quelquefois réalisant des prodiges.

La Tempête de neige et Pluie, vitesse et fumée sont de ces prodiges. Ici, c’est le spectacle des choses qui l’a agité. Dans ces peintures, rien que de la lumière et des éléments. Devant ce train franchissant quelque pont sur la Tamise, laissant derrière lui une rive baignée par l’ondée et traversant une atmosphère mouillée et translucide, il nous vient à l’idée que la grande force de Turner fut d’être dépourvu de tout préjugé à une époque où les artistes, plus qu’aujourd’hui, en étaient pleins. N’est-ce pas en vertu d’un caractère naïf, simple et puissant qu’il sut, tout naturellement, aussi bien copier sans scrupules un tableau ancien et s’en approprier les principes que s’émouvoir sans arrière-pensée d’un spectacle aussi nouveau et tout de suite en faire une représentation magnifique et esthétique comme d’un phénomène séculaire qui n’eût point choqué l’esprit conservateur des hommes ?

Alors nous nous apercevons, en remontant chronologiquement le courant de son œuvre, qu’il fut toujours libre et indépendant malgré des apparences de servilité. Nous découvrons du mouvement et de la vie dans le grouillement de personnages qui nous semblaient maladroits, et il ne nous déplaît plus que le style large et aéré du Lorrain tourne à l’effet grossi ou se disloque sous sa main. Si Turner dédaigna ou négligea de parler un langage élégant et d’écrire d’une façon correcte, s’il ne fut ni un gentleman dont on