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Rusticucci étant le seul des trois damnés du chant XVI que Dante ait pu connaître personnellement (nous ne tenons pas compte de Guiglielmo Borsiere, lequel n’apparaît pas avant le vers 70) il n’est pas absurde de supposer qu’un désir de vengeance contre madame Rusticucci (le présent nuoce semble indiquer qu’elle vivait encore) ait inspiré cette scène.

Un exemple fort curieux nous montre les différences tout arbitraires que le poète établit parfois entre les damnés « de même catégorie ».

Brunetto Latini, l’Alighieri le connaît depuis l’enfance. Il conserve en son cœur

la cara e buona imagine paterna.

C’est Ser Brunetto qui a appris au petit Dante, jour après jour, « come l’uom s’eterna ». Et quand il retrouve son maître au milieu de la « confrérie », le premier cri du poète est un cri de surprise, de douloureuse surprise, « Siete voi qui, Ser Brunetto ? » (Inf. XV. 30.)

Plus tard il nous fera comprendre « qu’il n’a pas de préjugés ». Seule, la rafale de feu l’empêchera d’embrasser Rusticucci et ses deux compagnons. Il leur dira : « ce qui domine en moi, voyant votre misère, ce n’est pas la colère, c’est le chagrin ». Non dispetto ma doglia (Inf. XVI. 52.)

Mais en présence du maître de sa jeunesse, du compagnon des meilleures lectures, de celui qui savait apaiser les angoisses d’une âme généreuse, les inquiétudes d’un cœur sensible, Dante demeure anéanti ; il n’a que la force de murmurer