Page:Gide - Les Faux-monnayeurs.djvu/262

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que l’État. Et je me suis mis à l’aimer, simplement parce qu’on lui faisait du tort. Je n’avais jamais réfléchi à cela. « L’État, ce n’est qu’une convention », disait-il encore. Quelle belle chose ce serait, une convention qui reposerait sur la bonne foi de chacun… si seulement il n’y avait que des gens probes. Tenez, on me demanderait aujourd’hui quelle vertu me paraît la plus belle, je répondrais sans hésiter ; la probité. Oh ! Laura ! Je voudrais, tout le long de ma vie, au moindre choc, rendre un son pur, probe, authentique. Presque tous les gens que j’ai connus sonnent faux. Valoir exactement ce qu’on paraît ; ne pas chercher à paraître plus qu’on ne vaut… On veut donner le change, et l’on s’occupe tant de paraître, qu’on finit par ne plus savoir qui l’on est… Excusez-moi de vous parler ainsi. Je vous fais part de mes réflexions de la nuit.

— Vous pensiez à la petite pièce que vous nous montriez hier. Lorsque je partirai…

Elle ne put achever sa phrase ; les larmes montaient à ses yeux, et, dans l’effort qu’elle fit pour les retenir, Bernard vit ses lèvres trembler.

— Alors, vous partirez, Laura… reprit-il tristement. J’ai peur, lorsque je ne vous sentirai plus près de moi, de ne plus rien valoir, ou que si peu… Mais, dites, je voudrais vous demander : …est-ce que vous partiriez, auriez-vous écrit ces aveux, si Édouard… je ne sais comment dire… (et tandis que Laura rougissait) si Édouard valait davantage ? Oh ! ne protestez pas. Je sais si bien ce que vous pensez de lui.