Page:Gide - Les Nourritures terrestres.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

venir du passé n’avait de force sur moi que ce qu’il en fallait pour donner à ma vie l’unité : c’était comme le fil mystérieux qui reliait Jason à son amour passée mais ne l’empêchait pas de marcher à travers les plus nouveaux paysages. Encore ce fil dût-il être rompu… Palingénésies merveilleuses ! Je savourais souvent, dans mes courses du matin, le sentiment d’un nouvel être, la tendresse de ma perception. — « Don du poète, m’écriais-je, tu es le don de perpétuelle rencontre » — et j’accueillais de toutes parts. Mon âme était l’auberge ouverte aux carrefours ; ce qui voulait entrer, entrait. Je me suis fait ductile, à l’amiable, disponible par tous mes sens, attentif, écouteur jusqu’à n’avoir plus une pensée personnelle, capteur de toute émotion en passage, et de réaction si minime que je ne reconnaissais plus rien pour mal à force de ne protester devant rien. Au reste, je remarquai bientôt de combien peu de haine du laid s’étayait mon amour du beau.

Je haïssais la lassitude, que je savais faite d’ennui, et voulais que l’on profitât de la diversité des choses. Je me reposais n’importe où. J’ai dormi dans les champs. J’ai dormi dans la plaine. J’ai vu l’aube frémir entre les grandes gerbes de blé ;