Page:Gide - Les Nourritures terrestres.djvu/93

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de cette brume et de cette lumière, de cette fraîcheur aérée, de cette pulsation de ton être, la sensation te donnerait plus de délices encore, si tu savais t’y donner tout entier. Tu crois y être, mais la meilleure partie de ton être est restée ; ta femme et tes enfants, tes livres et ton étude la détiennent et te la dérobent à Dieu.

Crois-tu pouvoir, en cet instant précis, goûter la sensation puissante, complète, immédiate de la vie, — sans l’oubli de ce qui n’est elle ? L’habitude de ta pensée te gêne ; tu vis dans le passé… dans le futur et tu ne t’aperçois de rien spontanément. — Nous ne sommes rien, Myrtil, que dans l’instantané de la vie ; tout le passé s’y meurt avant que rien d’à venir y soit né. — Instants ! Tu comprendras, Myrtil, de quelle force est leur présence ! car chaque instant de notre vie est essentiellement irremplaçable : sache parfois t’y concentrer uniquement. — Si tu voulais, si tu savais, Myrtil, en cet instant, sans plus de femme ni d’enfants, tu serais seul devant Dieu sur la terre. — Mais tu te souviens d’eux, et portes avec toi, comme par une peur de les perdre, tout ton passé, tous tes amours, et toutes les préoccupations de la terre… Pour moi, tout mon amour