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qui avait été sa bouche, faisait une grimace épouvantable.

Tout près, était un énorme tronc de pin à demi creusé.

Alors Oroboa eut un frémissement, et elle se signa.

C’était là, sans doute, un malheureux qui, comme elle, s’était égaré dans les bois, un fugitif peut-être.

Et tandis qu’il se creusait une pirogue dans ce tronc d’arbre, il avait été surpris par un ennemi.

Peut-être encore, était-il mort de faim, de privations et de misère dans cette solitude ?

Quel terrible rapprochement ne fit-elle pas alors entre la destinée de cet homme et la sienne.

Allait-elle donc, elle aussi, qui sentait ses jambes fléchir, et un voile de deuil passer devant ses yeux, tomber aux côtés de ces ossements.

La mort pouvait-elle jamais être représentée sous une image plus terriblement saisissante que sous celle de ce squelette hideux armé d’une hache.

C’était la mort, non pas la mort terrassée, mais la mort qui lasse de frapper à droite et à gauche, se repose un moment pour se relever plus forte et plus cruelle que jamais, et promener à travers le monde son arme invincible.

Soudain, elle voit le squelette grandir, grandir, grandir.

Il est gigantesque.

Sa bouche immense comme un abîme sans fond s’ouvre pour prononcer l’arrêt fatal.

Les bras s’allongent avec un sinistre craquement.

La hache siffle dans les airs.

Autour d’Oroboa, la nuit se fait.

Elle s’écroule dans les bras de la mort qui fait entendre un gémissement lamentable.


VI

ENTRE DEUX FEUX.

Il y avait un mois que Giovanni avait roulé sous les sabots de la bête emportée.

Plusieurs jours il fut entre la mort et la vie.

La convalescence fut très lente.

Dire tout le dévouement, la sollicitude, l’anxiété de Johanne durant ce mois interminable est chose impossible.

Une mère n’eût pas mieux soigné son fils, une sœur, son frère. La pâleur de ses joues témoignait toute la fatigue qu’elle s’était imposée.

Et Johanne était heureuse aujourd’hui de son triomphe. Car c’est son dévouement et son amour à elle, plus que la science du médecin, plus que la vitalité du blessé qui avaient été plus forts que la mort.

Giovanni rêvait, assis dans l’encadrement ensoleillé de plantes grimpantes.

Au-dessus de sa tête, le ciel d’un bleu délicieusement pur attirait les yeux et les cœurs au delà des espaces vers l’Infini. Les oiseaux chantaient dans la ramée, avec des bruissements d’ailes exquis, comme de la soie que l’on froisse.

De la terre embaumée de ce tiède matin d’été montaient des parfums de lilas en fleurs dispersés par une brise si légère qu’on eût dit le souffle d’anges en adoration devant le Créateur de cette nature enchanteresse.

Là-bas, au pied de ce cap redoutable, sur lequel Québec était assise comme une jeune reine fière et belle, le Saint-Laurent déroulait ses eaux calmes et incomparables, sillonnées çà et là de pirogues indiennes et de voiles blanches, qui, sous l’étincellement des premiers feux du jour avaient des reflets d’argent.

Giovanni reporta ses regards en arrière, vers ses années de souffrances, de grandes souffrances. Sa jeunesse s’était écoulée sombre et triste comme un jour pluvieux d’octobre que ne traverse aucun rayon de soleil. Il avait laissé des lambeaux de son âme mélancolique à mille aspérités de sa vie d’orphelin. Poursuivi sans relâche par les rigueurs de la destinée, il n’avait rencontré chez celle-ci qu’une marâtre impitoyable.

Et maintenant, il se produisait une accalmie dans la bourrasque de son existence. Au sein des caresses enveloppantes de ce matin d’été, il trouvait la vie bonne. Il était heureux de vivre, en raison, sans doute, de cette faiblesse naturelle à l’homme, qui lui fait d’autant plus apprécier la vie qu’il a été plus près de la perdre.