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Et, depuis lors, Oroboa fut une sœur pour Johanne, et une enfant pour le baron.

Et, depuis ce jour, la sérénité avait reparu sur son front insouciant d’Indienne et ses lèvres avaient repris le sourire d’antan.

Elle allait dans la maison, dans le jardin, dans la ville, gaie comme un pinson, légère comme le rouge-gorge, qui voltige de branche en branche.

Johanne l’aimait, elle adorait Johanne.

Le baron de Castelnay était pour elle plein de bonté.

Que pouvait-elle désirer de plus ?

Et cependant…

Hélas ! il avait paru, lui, ce jeune homme, cet étranger, et toute la paix, toute l’insouciance de sa nouvelle vie s’étaient écroulées comme un château de cartes sous le souffle de cet enfant capricieux, fantasque, cruel qu’est l’amour.

Elle se rappelait bien la terreur et la sensation délicieuse qui s’étaient emparé de son être, quand Giovanni avait attaché sur elle ses regards brillants de fièvre et d’adoration…

Et aujourd’hui, ses instants les plus précieux et les plus doux n’étaient-ils pas de se trouver en présence du jeune homme.

L’aimait-il, lui ?…

Sans doute, non. Ce regard passionné qu’elle avait cru surprendre au réveil des sens du blessé n’était que du délire.

Comment ce jeune homme pourrait-il aimer une Indienne, fugitive de son pays et adoptée par le baron et par Mademoiselle de Castelnay ?

De plus, le dévouement admirable de Mademoiselle de Castelnay ne laissait pas de la rendre, elle, quelque peu perplexe.

Pour qu’une jeune fille se dépense ainsi il faut qu’un sentiment plus fort que celui de la charité la fasse agir.

Et que voulaient dire ces longs regards troublants et humides que Johanne attachait souvent à la dérobée sur son malade ?…

Mais alors la fille du baron de Castelnay aimerait le bel inconnu, et elle-même, Oroboa, l’Algonquine serait la rivale de celle qui l’aurait adoptée et qui lui aurait témoigné tant de bonté !…

C’était impossible.

Heureusement pour elle-même — elle se sacrifierait — le jeune homme ne l’aimait pas, elle, l’Indienne.

Jamais personne ne pénétrerait le secret de son pauvre cœur souffrant. Elle aimerait jusque dans la tombe, et emporterait son secret avec elle. Comment pourrait-elle jamais faire de peine à Johanne ? Pourrait-elle jamais être coupable de la voir malheureuse ?

Oroboa, cependant, comme poursuivie par une vision obsédante, se demanda :

Mais pourquoi ce regard persistant et fixe que je n’oublierai jamais, jamais ?…

Ah ! ces yeux, la première fois qu’elle les avait vus, comme ils l’avaient bouleversée !

Dans ce regard, vivait tout un monde. Bah ! encore une fois, illusion !… C’était un caprice de malade, qui, en rouvrant les yeux à la vie, les jette au hasard sur le premier objet ou la première personne qui les frappe…

Oroboa leva la tête.

Elle aperçut Giovanni qui, dans l’encadrement fleuri de la fenêtre, la contemplait avec des yeux débordants d’amour et de mélancolie.

Intimidée comme si le jeune homme avait lu dans son cœur, craignant qu’il n’eût surpris l’objet si secret de ses pensées, elle prit sa course légère et gracieuse comme une gazelle, vers la maison, en évitant de passer sous la terrible fenêtre.

Comme Oroboa allait disparaître, Giovanni ouvrit la bouche pour l’appeler.

Mais il n’en eut pas le courage.

La vue de l’Indienne, toutefois, le confirma dans la résolution qu’il avait prise la veille, et qui le tourmentait depuis plusieurs jours.

Giovanni, malgré les hasards de sa vie vagabonde et accidentée, avait toujours gardé dans le fond de son âme cette fleur suave qu’on regarde trop souvent aujourd’hui, comme une fleur exotique, qui ne pousse que dans un monde imaginaire ou utopique, et qui s’appelle la noblesse de sentiments.