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« Au noble inconnu qui a sauvé ma fille.

Baron de Castelnay. »

Giovanni n’eût pas plutôt pris connaissance de ce billet qu’il serra les poings avec colère, tandis que le rouge de la honte paraissait sur son front. Fallait-il donc qu’il attendît qu’on lui fît la charité, qu’on lui jetât des vêtements propres comme à un pauvre du bon Dieu.

Pour cela, jamais ! Un costume de seigneur en velours noir broché d’argent, des souliers à boucle brillante, il s’en souciait comme de l’an quarante. Est-ce cette grande plume blanche qui le rendrait heureux ? Et cette épée à garde d’or remplacerait-elle jamais sa bonne vieille rapière qui, en tant d’occasions, il le pressentait, défendrait vaillamment et fidèlement le seul bien qui lui restait au monde, son honneur ? Toutes ces belles choses le laissaient froid. Ses haillons à lui valaient bien, dans son estime, la garde-robe d’un prince. Et s’exagérant sa fierté naturelle, il se dit que cette charité intempestive était une insulte à son malheur.

Ce moment d’humeur passé, le calme se fit dans son âme, et la voix de la raison se fit entendre.

Allait-il donc en vouloir aux bons cœurs qui n’avaient songé qu’à lui faire du bien.

On avait été si dévoué pour lui jusqu’à ce jour, que la pureté de leurs intentions était indiscutable. Du reste, il eût été de fort mauvais ton de chercher noise au baron de Castelnay ou à sa fille à propos d’un vêtement.

On ne blesse pas la main de celui qui donne avec délicatesse et bonté.

Giovanni avait fort grand air dans son élégant costume de seigneur Louis XIV. Le noir, la couleur la plus distinguée qu’un homme puisse porter, faisait paraître avantageusement la pâleur de son visage et l’éclat de ses yeux.

Rien que la façon dont il posait sa main fine et ferme sur la garde de son épée dénotait l’origine du sang patricien.

Il était bien le Prince Charmant qui s’en va réveiller la Belle au Bois dormant. Mais la belle que Giovanni allait rencontrer tout à l’heure ne dormait pas. Loin de là, l’amour tenait son cœur constamment en éveil.

Johanne était une avaricieuse de l’amour.

Elle veillait sur son trésor, jour et nuit, de crainte qu’un ennemi ne vînt et l’enlevât.

Depuis un mois, Johanne ne sortait plus ou qu’à de rares intervalles. Les galants de Québec étaient désolés de cette vie de recluse que menait maintenant la fille du baron de Castelnay.

Quant aux jeunes filles que la présence de Johanne laissait inquiètes sur le sort de leurs affections les plus chères, elles rayonnaient.

La chatte était partie, les souris dansaient.

Ce ne fut pas sans un sentiment de regret et de mélancolie que le jeune homme franchit le seuil de cette chambre qu’il quittait pour la première fois, et pour la dernière, pensa-t-il.

À vivre sous le même toit qu’Oroboa, à partager son existence, il avait senti grandir dans son âme l’amour déjà si fort qui s’y était implanté dès le premier jour.

En disant adieu à la charmante Indienne, c’était une des cordes vitales de son être qui se brisait, il ignorait s’il pourrait lui confier ce secret qui faisait la joie et le désespoir de sa vie.

Comme le naufragé ballotté sur un frêle radeau par les vagues d’une mer en démence, il avait vu poindre la voile du salut. Cette voile allait-elle donc passer outre, et ne lui laisser que la mort en perspective ?

À cette pensée, Giovanni marcha fiévreusement dans la chambre ; mais, honteux et irrité contre lui-même de la lâcheté qu’il allait commettre en ne partant pas, il dit à haute voix :

— Non, non, il le faut, il le faut !

Comme il mettait le pied sur la dernière marche de l’escalier, à la droite duquel était le salon et à la gauche, la salle à manger, il se trouva face à face avec Johanne.

Cette dernière était vêtue d’une robe de velours saphir qui faisait resplendir sa beauté de blonde dans tout son épanouissement.

Le regard réjoui de la jeune fille contrastait avec le front soucieux de Giovanni.