Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

chanteresse, tandis que son front se rosait.

— À quel titre !… reprit-elle d’elle-même en posant nerveusement sa main fine sur le bras de Giovanni, oh ! si vous saviez…

Elle s’interrompit tout à coup, comme effrayée de ce qu’elle allait dire.

Et, avec cette étonnante versatilité qui la caractérisait, elle reprit plus calme :

— Mais, monsieur, parce que vous n’êtes pas encore complètement remis de cette noble blessure que vous avez reçue en sauvant une femme de la mort, parce que nous ne pourrons jamais nous acquitter de la dette de reconnaissance que nous vous devons, parce que je…

— Ah ! pourquoi insister sur une chose dont il ne vaut plus la peine de parler. Je remercie Dieu de m’être trouvé sur votre chemin et d’avoir été aussi heureux qu’un autre, une fois au moins dans ma vie, puisque j’ai eu le bonheur d’accomplir une bonne action. Mais de grâce, mademoiselle de Castelnay, la seule reconnaissance que j’attends de vous, c’est de ne plus me rappeler cet incident.

— Soit, dit-elle, avec une moue de dépit qui arqua délicieusement ses lèvres si belles. Mais si je n’ai pas moi-même assez de puissance sur votre esprit pour vous convaincre et vous retenir, au moins, je l’espère, ne refuserez-vous pas cette faveur à mon père ?

Promettez-moi donc, ajouta-t-elle, de rester avec nous jusqu’à ce que vous ayez décidé comment orienter votre vie à Québec. Ce n’est pas après avoir sauvé une femme — Giovanni la menaça du doigt — que vous refuserez sur ce sol de la Nouvelle-France où la galanterie fait loi tout aussi bien que dans l’autre France, la première prière qu’une femme vous ait adressée.

Giovanni se leva de table.

— Mademoiselle, dit-il, en s’inclinant, vous êtes divinement irrésistible. Je reste. Mais, permettez-moi de ne pas abuser plus longtemps des bontés de monsieur votre père et de vous-même pour moi.

— Vous restez, à la bonne heure, s’écria Johanne, au comble de la joie et battant des mains. Voilà qui est parlé en galant homme.

Maintenant, monsieur Giovanni, en attendant le retour de mon père — et j’espère qu’il sera long à revenir, se dit-elle — veuillez me donner votre bras que nous fassions un tour de jardin. Je vous ferai voir les fleurs que j’ai cultivées moi-même, et vous me conterez un peu plus au long votre vie que je brûle de connaître.

— Pour ce qu’elle vaut la peine ! ne put s’empêcher de dire Giovanni, avec tristesse.

L’Algonquine avait entendu la fin de cette conversation, ayant passé lentement et légère comme une ombre devant la porte de la salle à manger.

— Il reste, murmura-t-elle, et mademoiselle Johanne est bien heureuse. Pas autant que moi.

Mais, hélas ! au lieu d’être l’orpheline du chef Tessouehat, que ne suis-je la brillante fille du baron de Castelnay !…


VII

OÙ LA BREBIS DEVIENT LOUVE

La patrouille n’avait pas encore sonné l’heure du couvre-feu.

Il faisait une calme et tiède soirée de fin d’été.

Dans le ciel paisible, la lune montait sereinement. On voyait çà et là des ébauches d’étoiles.

Ce n’était pas le soir, ce n’était pas la nuit, heure de recueillement, de prière, de confidences, de quiétude, de douceur et de mystère.

Giovanni offrait à la caresse de la brise son front fiévreux, se promenait dans les allées du jardin de son hôte. Son agitation contrastait singulièrement avec la paix envahissante de la nature.

Il repassait dans son esprit tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de France.

Et ses pensées se reportaient constamment vers la même figure étrange et superbe qui le hantait avec force.

Il prenait plaisir à poser cette figure dans son imagination et son cœur.

Il prêtait à cette Indienne toutes les qualités et les vertus inhérentes à la femme.

33