Page:Girard - L'Algonquine, 1910.djvu/38

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Pourquoi avoir laissé si longtemps l’Algonquine vivre de la même vie qu’elle et que lui ?…

Pourquoi ne l’avoir pas éloignée le premier jour de l’arrivée du séduisant inconnu ?…

Cet homme, pouvait-on le voir sans être porté vers lui ?…

Elle avait permis à l’enivrement de grandir dans le cœur de ces deux êtres, et maintenant, il était trop tard pour défaire ce que la destinée plus puissante qu’elle avait voulu.

L’Indienne allait partir, néanmoins.

Et si elle, la fille du baron de Castelnay, ne pouvait obtenir avec tous ses charmes l’affection que lui volait cette squaw, au moins, elle ne sera pas condamnée au supplice de supporter sa présence odieuse dans cette maison.

Oroboa partirait demain, non, ce soir même.

Que lui réservait le sort, peu importe, mais elle ne pouvait rester une heure de plus sous ce toit où elle n’eût jamais dû entrer.

Il faut qu’elle s’en aille ! il faut qu’elle s’en aille, répétait étourdiment et tout haut Johanne, pour ne pas s’attendrir.

Elle se leva, répara le désordre de sa toilette, et se bassina les yeux avec de l’eau froide. Puis elle alla frapper à la chambre de son père d’une façon qui indiquait sa volonté autoritaire et l’état de son esprit.

Elle savait M. de Castelnay encore debout. Le baron, en effet, ne se mettait jamais au lit, sans avoir lu, une heure au moins, des pages d’auteurs français ou latins.

Dès qu’il aperçut sa fille, il ferma son livre qu’il déposa sur une console.

— Bonsoir, Johanne, dit-il. Le soir et le matin, quand vous m’offrez à baiser votre front si pur, sont les moments les plus doux de mon existence.

Johanne approcha des lèvres de son père sa tête gracieuse couronnée du diadème d’or, mais la tempête grondait sous ce crâne.

— Mon père, dit-elle, sans préambule et avec fermeté, il faut qu’Oroboa parte d’ici.

Le baron de Castelnay sursauta :

— Vous avez dit ? fit-il répéter, n’en pouvant croire ses oreilles.

— J’ai dit que l’Indienne Oroboa doit quitter cette maison sur-le-champ. Elle y est même demeurée trop longtemps.

— Mais pourquoi cette aversion subite ? demanda M. de Castelnay. Vous m’avez constamment paru avoir une grande sympathie, une amitié sincère même, pour l’Algonquine que nous avons accueillie ici.

— Mes sentiments ont changé, voilà tout, répondit froidement la jeune fille.

— Oui, mais je ne trouve pas, moi, que cela soit si simple. Enfin, nous ne pouvons pas mettre cette pauvre enfant à la porte sans motifs, pour le moins raisonnables.

— Des motifs, j’en ai.

— Lesquels ?

Johanne allait faire des aveux, tout dire.

Elle fut sur le point de dévoiler ses sentiments pour Giovanni, ses craintes, ses espérances, ses doutes, sa jalousie, et enfin la conversation du jardin qu’elle avait surprise tout à l’heure.

Elle se ravisa.

— Il n’est pas temps que mon père sache toutes ces choses, se dit-elle.

Alors elle se fit câline, et se coulant sur les genoux du baron, elle appuya sa tête sur la poitrine de son père, dont elle emprisonna le cou de ses deux bras, de ces bras de femme belle qui sont d’autant plus puissants qu’ils paraissent moins forts.

Petit père, supplia-t-elle, ne me demandez pas de raisons, le voulez-vous ? Qu’il vous suffise de savoir que j’en ai de bonnes et de sérieuses. Allons ! ne refusez pas cette faveur à votre fille, à votre Johanne qui vous aime bien, qui vous aime tant, répéta-t-elle, en promenant ses doigts fins dans la barbe blanche du baron.

— Non, répondit carrément M. de Castelnay. Je ne puis congédier cette jeune fille sans savoir ce que vous avez contre elle. Ce ne serait pas digne d’un gentilhomme. Et puis j’ai une affection sincère, moi, pour cette enfant.

Un éclair passa dans les yeux de Johanne, et elle se mordit les lèvres au sang.

37