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— Oh ! mon père, s’écria Johanne avec transport, si vous aviez entendu parler Giovanni comme je l’ai entendu, vous ne tiendriez pas ce langage à son adresse.

— Pourquoi ne m’a-t-il pas parlé à moi d’abord ? demanda le baron.

— N’est-il pas naturel que l’homme malheureux se confie à la femme. Et du reste, s’il est sorti de son mutisme, j’en suis la cause. … Vous savez qu’une femme sait tout ce qu’elle veut. Il ne s’agit que de bien s’y prendre.

— Surtout vous, remarqua le baron.

— Giovanni a bien souffert, poursuivit Johanne. Il doit être de bonne lignée. Il demeurait dans un bel hôtel de France. Des bandits l’ont enlevé à ses parents dans sa plus tendre jeunesse. Sans son courage, il eût succombé à la peine. Oh ! je crois tout ce qu’il m’a raconté. Il est noble et bon, beau et brave.

Je l’aime, mon père, je l’aime… je l’aime !…

En prononçant ces paroles, Johanne était transfigurée par l’exaltation de l’amour délirant.

Le baron de Castelnay fut quelques moments sans répondre. Fait étrange, il n’approuvait pas les dispositions de sa fille à l’égard de ce jeune homme sur le compte de qui il ne savait rien ou à peu près rien.

Et cependant, il ne pouvait se défendre d’avoir pour lui une amitié réelle.

Parfois même, il se prenait à réfléchir que Johanne pourrait bien avoir raison.

Et tout désireux qu’il fût de se rendre à la prière de sa fille, il ne se sentait nullement prêt à congédier Oroboa.

Il demande distraitement, les yeux fixés dans le vague :

— Et quand voulez-vous qu’elle parte, Oroboa ?

— À l’instant même, répondit Johanne, sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

M. de Castelnay, avons-nous dit, ne pouvait rien refuser à sa fille.

Il dit toutefois :

— Ma fille, vous êtes dans un état d’énervement facile à comprendre, ce soir. La nuit porte conseil. Allez vous reposer. Si, à votre réveil, vous êtes dans les mêmes dispositions d’esprit, eh bien ! nous verrons. Quoi qu’il en soit, un musulman ne mettrait pas une jeune fille à la porte la nuit, et un chrétien vaut bien un musulman.

Allons ! embrassez-moi et bonne nuit, ajouta-t-il, en lui tapotant affectueusement la joue.

Johanne jeta ses deux bras autour du cou de son père et l’embrassa plus affectueusement que jamais.

Et pendant que la fille du baron de Castelnay se retirait dans sa chambre blanche et lilas pour prendre son repos de la nuit, si l’on peut appeler repos un sommeil qui devait être traversé de rêves de bonheur et de tourments, il se passait dans le jardin une scène d’une tristesse empoignante.

On se rappelle qu’Oroboa s’était enfuie remplie de terreur, quand elle avait aperçu la blonde apparition de Johanne dans la baie illuminée de la croisée de la jeune fille. Elle avait dirigé sa course vers la maison, mais elle s’était jetée dans un massif d’arbustes pour réfléchir à la conduite qu’elle allait tenir.

Avec ses appréhensions de femme sensitive, elle pensait au malheur qui la guettait avec une joie féroce.

Elle se rappela alors, avec épouvante, avoir vu dans un des livres de contes que Johanne avait conservés au nombre des reliques de son enfance, une belle fille changée en fée hideuse par des puissances supérieures pour avoir envié le bonheur d’autrui. Cette belle fille ressemblait à Johanne avec ses cheveux d’or, ses yeux de pervenche et sa peau blanche, comme le lait d’ânesse, dans lequel se baignaient des princesses. Mademoiselle de Castelnay allait donc devenir pour elle, pauvre petite Indienne, cette fée méchante, envieuse de son bonheur.

Elle frémit.

Soudain, l’Algonquine entendit des éclats de voix.

Attirée par sa curiosité de femme anxieuse, elle rampa, à la façon des Indiens dans les forêts, jusqu’à la fenêtre du baron de Castelnay, située au premier étage.

Tapie contre le mur dans le silence de la nuit descendue sur la terre, elle surprit, avec une douleur indescriptible, toute la conversation

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