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te pardonnée. Ou plutôt, un gueux, un inconnu, un paria de mon espèce n’a rien à pardonner à la fille du baron de Castelnay. Il paraîtrait qu’on peut m’insulter impunément…

— Ah ! s’écria-t-elle, si vous saviez à quelle impulsion irrésistible j’ai cédé en prononçant ces paroles que je regrette ?

— Il ne m’appartient pas de vous juger, mademoiselle ; je ne suis pas votre égal. Une fille noble insulte les manants à la légère, mais tous les manants ne ressentent pas l’insulte de la même manière…

— Un manant !… ah ! monsieur Giovanni, de grâce, ne parlez pas ainsi, vous êtes…

— Mademoiselle allez-vous encore m’humilier ?…

Johanne ne sembla pas avoir entendu l’interruption de Giovanni. Elle continua :

— Vous êtes l’homme dont j’attends l’amour, depuis que mon cœur s’est ouvert à la vie, depuis que j’ai compris que ce qu’il y a de plus précieux au monde est une âme aussi belle et aussi noble que la vôtre !…

Giovanni je vous aime !…

Le jeune homme fit un geste d’incrédulité.

Ah ! poursuivit-elle, pardonnez à la témérité de mes paroles.

Mais je comprends que je n’aurai jamais plus l’occasion de vous ouvrir ce cœur qui est tout à vous. Je sais que si vous sortez de cette maison, vous n’y reviendrez jamais. Ce sera pour le malheur et le désespoir d’un être qui veut vous aimer, vous adorer toute sa vie.

Giovanni, restez, je vous en supplie. Je suis folle de vous crier toutes ces choses, mais vous voyez mon impuissance à maîtriser mes sentiments.

Johanne, le visage ruisselant de larmes, les cheveux défaits et en nappe d’or sur les épaules, était à genoux, les mains tendues dans un geste d’invocation suprême.

Pour toute réponse, Giovanni se pencha en baisant respectueusement ces mains suppliantes.

Puis, forçant avec douceur, la jeune fille à lui livrer le passage, il ajouta d’une voix émue :

— Mademoiselle de Castelnay, je suis réellement sensible aux marques de sentiments dont vous voulez bien m’honorer. Veuillez présenter l’hommage de mon dévouement et de ma reconnaissance à monsieur votre père, et croyez à la sincérité de ma profonde amitié.

Après s’être incliné encore une fois devant Johanne éplorée, il s’élança dans la rue.

La fille du baron de Castelnay appela encore avec un déchirement de toute son âme :

— Giovanni !… Giovanni !…

Et elle s’affaissa sans vie, succombant sous le poids de la plus cruelle douleur qui puisse atteindre le cœur d’un être humain.


IX

SUR LA GRANDE ROUTE DE LA VIE.

Giovanni allait au hasard, d’un pas pesant, comme si une main tyrannique eût jeté sur ses épaules un manteau de plomb.

Il n’était qu’à la fleur de l’âge, à cette époque où à travers le prisme miroitant et trompeur des illusions de la jeunesse, on échafaude les plus beaux rêves de la vie, rêves de fortune, d’amour, de gloire

Et cependant, nouveau Prométhée du destin, le malheur rongeait son cœur sans cesse renaissant.

Dans son enfance, on l’avait brutalement enlevé à l’affection des siens, le livrant à toutes les surprises et à toutes les misères d’un monde méchant. Et aujourd’hui, après qu’un ange charmant de beauté, de candeur et de bonté avait mis sur ce cœur lacéré un baume divin, il se voyait subitement enlevé l’amour d’Oroboa, tout son espoir, toute sa vie.

Qui donc, pensait-il, avait forcé l’Algonquine à partir ?

Johanne aurait-elle surpris leur attachement ?

Aurait-elle chassé l’Indienne ?

Mademoiselle de Castelnay aurait-elle, par hasard, joué la comédie pour faire croire que l’Indienne s’était enfuie de son plein gré ?

Mais Giovanni se refusait à admettre que tant de perfidie pût résider dans le cœur d’une créature aussi belle et aussi bonne que Johanne de Castelnay.

Mais si l’Algonquine était partie d’elle-même, c’est donc qu’elle ne se souciait pas de lui, qu’elle ne l’aimait pas.