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Sur les deux rives, on commençait à ne plus apercevoir distinctement les forêts qui s’étaient converties en deux magnifiques et immenses draperies tachetées, çà et là, d’or, de topaze et de grenat et à travers les trouées desquelles il y avait comme des flambées.

Le vent s’élevait, et avec la tombée du jour, la vague se faisait.

Maintenant, on ne distinguait plus, là-bas, les canots d’avec les guerriers qui les montaient.

À ce moment même, un coursier arrivait ventre à terre à la bourgade de Sillery.

Il était blanc d’écume ; ses flancs sanglants battaient précipitamment ; ses naseaux tout rouges laissaient s’échapper des nuages de vapeur.

La bête n’était pas arrêtée que le cavalier, gentilhomme richement mis, sautait légèrement par terre.

Il fut aussitôt entouré d’une bande d’Indiens.

Johanne de Castelnay — le lecteur l’a reconnue tout de suite dans cet élégant cavalier — ne parlait pas la langue huronne, mais elle n’ignorait pas que plusieurs Indiens, surtout dans les environs de Québec, connaissaient joliment cette langue.

À tout hasard elle demanda :

— Mes frères des bois peuvent-ils dire au visage-pâle s’ils ont vu passer une troupe de Français ?

L’un des Hurons, retirant de sa bouche, sa pipe de pierre, répondit avec la brièveté de paroles qui leur sont propres :

— Oui.

— Et mon frère, poursuivit Johanne, voudra-t-il me dire où sont maintenant les Français ?

Alors l’Indien à la pipe de pierre, un grand vieillard tout droit, le torse nu traversé par une large balafre, la tête blanche ornée d’un diadème de plumes éclatantes, prit le bras de Johanne.

Sans mot dire, il l’entraîna sur un promontoire.

Là, s’éloignant de Johanne de quelques pas, il mit sa main gauche en abat-jour sur ses yeux vieillis, puis étendit son bras droit.

— Que mon frère, le visage-pâle, dit-il, regarde là-bas, là-bas.

Sur la grande rivière, il verra des taches noires. Ce sont ses amis qui sont aussi les nôtres.

Des pleurs montèrent de son cœur brisé à ses yeux devant lesquels se déroula un voile funèbre.

Il était trop tard. Giovanni fuyait. Ces points noirs qui venaient de disparaître l’un après l’autre représentaient pour elle tout un monde, toute une éternité.

Qu’allait-elle faire maintenant ?

Retourner sur ses pas, abandonner la partie ?

Jamais !

Une puissance irrésistible, son amour vaste comme l’infini, la poussait, lui criait :

En avant !

Trop fière et trop prudente pour trahir sa souffrance et ses desseins devant les indigènes qui l’entouraient avec curiosité, qui épiaient le moindre de ses gestes, elle se ressaisit. Avec une indifférence feinte, elle dit :

— Ononthio m’a chargé de remettre au comte d’Yville, qui dirige cette troupe vers Trois-Rivières, un message important dont il n’a pu prendre connaissance qu’après le départ du sagamo aux cheveux de neige. Je suis porteur de ce message.

Qui parmi vous a les muscles aussi tendus que l’arc qui abat le cerf bondissant dans la forêt ; qui a l’œil aussi exercé que celui du loup qui perce les ténèbres ; qui a le cœur aussi vaillant que le captif, qui attaché sur le poteau de torture, entonne, le sourire aux lèvres, son chant de mort ; qui possède un canot aussi rapide que la flèche qui siffle en traversant les airs et le vent ?

À ces paroles, un éclair brilla dans les prunelles sombres du vieillard indien.

Redressant sa haute taille sillonnée de glorieuses cicatrices, il dit avec fierté :

— Mon frère le visage-pâle sait-il qu’il parle à Noël Tecouerimat, le chef redouté de ces indomptables guerriers. Il n’est pas un Huron qui ne possède toutes ces qualités. Mais si Tête-de-Renard a la prudence de l’ours, il a le cœur bon et aime son ami le Français. Que mon jeune frère me confie ce message, et je le ferai porter à destination par un de mes guerriers. Avant que de se le laisser enlever, il avalera ce message et souffrira sans parler les plus cruels supplices.