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— Chassée ! fit Johanne avec surprise.

— Oui, chassée, répéta l’Algonquine, d’une voix ferme avec un éclair dans le regard.

— Mais cette jeune fille vous a-t-elle congédiée elle-même ?

— Non, car Oroboa avait trop de fierté dans le cœur pour attendre cette humiliation. J’ai surpris la conversation de la blanche qui demandait à son père de m’éloigner du toit où j’avais été recueillie. Alors, je suis partie de moi-même.

À ces paroles, Johanne ne put se défendre d’un sentiment d’admiration.

— Et pourquoi voulait-on vous chasser ? demanda la fille du baron de Castelnay.

L’Algonquine réfléchit avant de répondre. Avec la prudence de l’Indienne et la pudeur instinctive de la vierge, elle se dit qu’elle ne devait pas dévoiler à cet inconnu les secrets de son cœur.

— Pour des raisons intimes, dit-elle.

Johanne, qui voulait savoir à tout prix, ne fut pas satisfaite de cette réponse laconique.

Alors, d’un ton dégagé, mais où perçait l’ironie, afin d’exciter la colère de l’Algonquine, et la forcer à parler, elle ajouta :

— L’enfant des bois aurait-elle eu, par hasard, quelque affaire d’amour avec la jeune fille au visage-pâle ?

À ces paroles de dédain et de défi que ne masquait pas suffisamment la légèreté avec laquelle elles avaient été prononcées, Oroboa répartit avec une fierté dans les yeux et dans la voix :

— Oui, l’enfant des bois a eu une affaire d’amour avec la jeune fille au visage-pâle, sa rivale. Elle a pris le cœur de celui qui n’a pas voulu de l’amour de la belle Française aux cheveux d’or, et aux yeux plus purs que l’onde cristalline de cette cascade qui chante près de nous.

Johanne frémit, et sa main se posa nerveusement sur la garde de son épée.

Mais, faisant un effort sur elle-même, elle avait repris son calme apparent quand elle demanda d’un ton badin :

— Et l’Indienne aime toujours le visage-pâle.

Oroboa, transfigurée dans l’étincellement de cette nuit superbe de commencement d’automne, leva les mains et les yeux au ciel et dit avec transport :

— Ô Grand-Manitou, toi qui m’as fait chrétienne, je te prends à témoin que cet astre de nuit et que ces étoiles tomberont, que le lit de ce fleuve incomparable sera desséché et que ces bois seront convertis en poussière avant qu’Oroboa, fille de Paul Tessouehat, ait cessé d’aimer celui que son cœur a choisi !…

De nouveau, Johanne étouffa un cri de colère, et elle sortit à demi l’épée du fourreau.

Elle posa une dernière question. En dépit de l’insouciance avec laquelle elle feignait de parler, une anxiété poignante se peignit sur ses traits, et les mots sortirent avec peine de ses lèvres desséchées et brillantes…

— Mais lui… vous aime-t-il… encore ?…

L’Algonquine s’affaissa sur le tronc d’arbre, et deux larmes amères roulèrent le long de ses joues cuivrées.

Honteuse d’avoir donné sa douleur en spectacle à un étranger, elle se releva sur-le-champ.

Elle allait répondre, quand la lune, qui montait dans l’indigo clair du ciel, s’échappa d’un nuage, jetant Johanne dans un rayon lumineux.

En même temps, le vent qui se faisait releva l’un des bords du feutre de la jeune fille en démasquant le visage dont l’éclatante blancheur, encadrée de mèches blondes, brilla dans la nuit.

Johanne fit un pas en arrière, et tenta de cacher ses traits derrière un des pans de son manteau.

Il était trop tard.

Oroboa fit entendre un cri de terreur.

Comme l’oiseau qui, rempli d’effroi, fuit devant le faucon à l’œil perçant et aux serres aiguës, elle disparut dans l’épaisseur des bois en s’écriant :

— Mademoiselle de Castelnay !… Je suis perdue !…