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Alors l’Algonquine releva lentement la tête, et fixa sur Gaston ses grandes prunelles noires pleines de tristesse et d’amour. Elle répondit :

— Comment l’Indienne n’aurait-elle pas la mort dans l’âme, puisque maintenant le visage-pâle ne l’aimera plus, et la dédaignera pour quelque belle et noble femme de sa race.

— Que veux-tu dire, demanda Gaston, avec surprise ?

— Inconnu, pauvre errant ne vous connaissant ni père ni mère, vous avez aimé, peut-être, l’humble Oroboa errante elle-même et loin des siens. Mais comment le vicomte d’Yville pourra-t-il jamais unir sa vie à celle d’une Indienne ?

— Mon père, répondit Gaston, je remets le sort de ma vie entre vos mains. Écoutez la prière de votre fils. C’est la première faveur que je vous demande après de si douloureuses années de séparation.

J’aime Oroboa. Son âme et sa beauté m’ont irrésistiblement attiré vers elle, comme l’étoile brillante qui, dans l’immensité du désert, guide le voyageur. Je crois même l’avoir aimée avant que nos regards se fussent rencontrés. Quand je me pensais seul au monde, seul responsable de mes actes, je lui ai juré mon amour et ma foi. Elle m’aime.

De grâce, mon père, ne défaites pas le lien qu’une tendresse et une confiance mutuelles ont si bien noué. Le cœur d’Oroboa est aussi pur que la source qui coule dans le creux du rocher le plus reculé de la forêt. Son dévouement et sa bonté sans bornes ressemblent au lierre qui s’enroule au tronc du chêne que ne peuvent abattre les tempêtes.

Le comte d’Yville, les pressant tous deux sur son cœur, répondit simplement :

— Mon fils, sois heureux. Cette enfant m’a sauvé la vie. Au risque de ses jours, elle m’a tiré des mains de mes ennemis. Avant même qu’elle devînt ma fille, elle m’aimait déjà comme un père.

Et, levant les yeux au ciel, il étendit les mains au-dessus d’eux en ajoutant :

— Que la bénédiction de Dieu descende sur vos jeunes têtes !…

Gaston prit l’Algonquine dans ses bras et déposa sur ses lèvres ardentes le baiser le plus enivrant et le plus impatient que jamais amants se soient donné.

Maintenant, les ténèbres de la nuit couvraient la terre.

À la lueur du feu, les voyageurs s’entretinrent longuement.

Puis Gaston et Daim-Léger ayant convenu de monter la garde chacun la moitié de la nuit, le comte d’Yville, son fils et Oroboa s’étendirent sur les feuilles sèches pour se reposer de leurs fatigues.

Le fils du sagamo de Sillery fit une nouvelle flambée, s’enveloppa d’une couverte, et se tint à l’entrée de la caverne.

On n’entendit plus bientôt que la respiration des dormeurs, le crépitement des branches sèches qui flambaient, la pluie qui tombait, le vent qui sifflait, le craquement des branches, et de loin en loin le roulement du tonnerre.

Daim-Léger, quand il se fut assuré que ses trois compagnons dormaient, enleva sa couverte de son torse nu, et il la jeta sur l’Algonquine en disant :

— Si cette fleur des bois eût été libre, si elle n’était pas devenue la squaw heureuse du visage-pâle, Daim-Léger en eût fait le plus bel ornement de son wigwam.

Mais il est trop tard. Le fils de Noël Tecouerimat se laissera arracher le cœur de la poitrine avant que l’on sache qu’il aime Oroboa, qu’il ne l’oubliera jamais.

Et Daim-Léger, la peau cuivrée mordue par la bise glaciale, reprit son poste de sentinelle, tandis que sur son masque aux traits accentués reparut l’impassibilité qu’il gardait depuis le moment où il avait aperçu l’Algonquine.

FIN