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la nuit, tout cela n’est-il pas suffisant pour alarmer un père sur la sécurité de son enfant dans les rues de Paris ?

Gabrielle d’Yville, comme toute femme qui aime et estime son mari, ne voulut pas contredire le comte.

Elle baissa la tête sans répondre.

— Oh ! papa, reprit l’enfant en levant ses grandes prunelles noires, je serai bien sage, je vous tiendrai tout le temps, tout le temps par la main, comme il y a deux semaines. Dites oui, papa, oh oui ! si vous saviez comme vous me rendriez heureux !…

— Faites comme il vous plaira, monsieur, intervint la jolie comtesse d’Yville. Soyez assuré que je ne m’opposerai jamais à vos volontés. Cependant, permettez-moi de vous répéter que je n’appréhende aucun danger pour notre Gaston. Du reste, combien de braves gens se promènent tous les jours, sur le Pont-Neuf avec leurs enfants, et l’on ne distingue sur leurs visages que la sérénité et la gaieté.

— Fort bien, répliqua le comte, en faisant asseoir sa femme et son enfant sur un sofa en bois doré et en brocatelle de soie fleurie vert olive.

Mais, ajouta-t-il, cette quiétude me fait croire que les bonnes et paisibles gens de Paris, à force de vivre au sein du danger, finissent par s’y faire. Je ne suis pas aussi rassuré que ça, moi. Car, enfin, la tranquillité publique est aussi troublée, et la police est aussi nulle sous notre jeune souverain que sous Louis XIII.

Hier encore, n’a-t-on pas vu des attroupements séditieux dans la cour même et la salle du Palais, à la Place Royale et au faubourg Saint-Germain ?

— Votre bras est ferme et votre œil vigilant, dit la comtesse en regardant son mari avec fierté. Advienne quelque attroupement, et c’est peu probable, vous serez là pour protéger Gaston.

Le comte garda le silence.

Évidemment, il se laissait gagner.

Il se mordillait la moustache.

— Et tu seras bien, bien sage, demanda-t-il à Gaston, en l’asseyant sur ses genoux.

L’enfant battit des mains avec transport et sauta par terre.

— Oh oui ! s’écria-t-il.

Et cependant, lorsque le comte, tenant Gaston par la main allait franchir le seuil de son hôtel, la comtesse fut prise d’un pressentiment subit.

Elle serra son enfant contre son cœur, et lui répéta en l’embrassant :

— Prends garde à toi, mon chérubin, et écoute bien ton père.

— Oui, maman, je vous le promets.

Longtemps la mère suivit du regard son fils, son unique enfant, sur qui elle fondait les plus brillantes espérances.

Après qu’elle l’eût vu disparaître au tournant d’une rue, elle referma, avec un soupir, la porte en chêne sculpté de feuilles d’acanthe entrelacées.

Elle, qui s’était jointe aux instances de son fils, regrettait déjà de l’avoir fait. Le remords naissait en son cœur. Ses inquiétudes grandissaient. N’eut-il pas été trop tard, elle eût crié à son mari et à son fils de revenir sur leurs pas.

Mais ils étaient déjà loin.

L’histoire nous apprend que le Pont-Neuf était alors l’endroit le plus animé et le plus passant de Paris. C’était là aussi que se déroulaient nombre de mauvais exploits. Toutes les classes de la société s’y coudoyaient, depuis le noble, le front orné d’un orgueilleux panache, portant le manteau de velours et de taffetas, les bottes blanches garnies d’éperons d’or, la longue épée au côté, jusqu’au mendiant aux guenilles puantes et hideuses et aux ulcères repoussantes.

C’était le rendez-vous commun des étrangers. Depuis l’aurore jusqu’au coucher du soleil, les curieux et les oisifs y affluaient.

Ici, on voyait des charlatans qui vendaient de l’onguent et jouaient des farces, là des banquistes qui faisaient des tours de gobelets. Un peu plus loin, les enfants émerveillés et les badauds ahuris s’exclamaient devant les jeux de marionnettes. De ce côté-ci du pont, c’étaient des marchands de chansons qui les chantaient eux-mêmes pour mieux les débiter ; de ce côté-là, on apercevait des marchands de livres, de quincaillerie, de jouets, et que d’attractions et de choses encore !