Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/100

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la journée elle gémit ; à chaque ordre que je lui donne, je l’entends marmotter tout bas de sournoises imprécations contre moi : « Quelle idée !… quelle folie !… avoir de l’argent comme un Crésus, et s’amuser à manquer de tout !… Venir habiter une bicoque chez des gens de rien, et refuser d’aller voir des duchesses dans leurs châteaux !… Si je ne fais pas ce qu’on me commande, ce n’est pas étonnant, je ne comprends point. » Et elle me taquine, et elle est méchante ; elle me fera perdre la tête. Il semble qu’elle se soit engagée à faire manquer tous mes plans. Je lui dis de m’appeler madame, elle m’appelle toujours mademoiselle. Je lui avais dit de n’apporter ici que des robes toutes simples, des chaussures de campagne ; elle m’a apporté des robes de mousseline brodée, des mouchoirs en toile d’araignée et des brodequins de taffetas gris ! Je l’avais priée, pour voyager avec moi, de s’habiller elle-même très-simplement. Ceci la mettait au désespoir ; et par vengeance, dans son zèle malicieusement exagéré, elle s’est fagottée comme une sorcière. J’ai essayé de lui faire comprendre qu’elle était laide au delà de mes désirs. Alors elle m’a fait cette réponse sublime qui m’a désarmée : « Je n’avais que des châles et des chapeaux neufs ; j’ai été obligée d’emprunter ceux-ci pour obéir à mademoiselle. » Voyez-vous cette orgueilleuse qui avait déjà supprimé toutes les vieilleries, tous les témoins de ses misères passées. Je suis plus humble, moi, j’ai tout gardé. Quand je suis retournée dans ma pauvre mansarde, j’ai retrouvé avec bonheur mon modeste mobilier des jours d’épreuve, mes légers rideaux en perse rose, mes clairs tapis, ma petite bibliothèque d’ébène ; et puis d’autres objets précieux pour moi, que j’avais sauvés du naufrage : le vieux fauteuil de mon père, la table à ouvrage de ma mère, et tous nos portraits de famille, cachés au fond de ma chambre comme des orgueilleux indiscrets ; fiers maréchaux, dignes pré-