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VIII


À MONSIEUR
MONSIEUR LE PRINCE DE MONBERT
RUE SAINT-DOMINIQUE.
PARIS.


Richeport, 31 mai 18…

Maintenant que vous êtes une espèce d’Amadis de Gaule, faisant des cabrioles sur la Roche-Pauvre, en signe de désespoir amoureux vous avez probablement oublié, cher Roger, ma rencontre sur le chemin de fer avec une grisette idéale qui m’a sauvé des horreurs de la faim en partageant généreusement avec moi un sac de pralines. Sans ce secours inattendu, j’aurais été réduit, comme un tas de naufragés célèbres, à me nourrir avec les boutons de mon gilet et le cordon de ma montre. Pour un homme aussi occupé que vous de sa douleur, la nouvelle du trépas d’un ami mort de faim dans l’île déserte d’un débarcadère n’aurait eu qu’une médiocre importance ; mais moi qui ne suis épris d’aucune Irène de Châteaudun, j’ai gardé un souvenir fort agréable de cette scène attendrissante traduite de l’Énéide en prose moderne et familière.

J’ai écrit sur-le-champ, — car ma beauté, d’un ordre infiniment moins relevé que la vôtre, loge chez la directrice de poste, — plusieurs lettres fabuleuses à des gens problématiques, dans des pays qui n’existent pas et ne sont désignés sur la carte que par des points interrompus.

Madame Taverneau a fini par concevoir une grande estime pour un jeune homme qui avait des relations dans des terres entrevues, en 1821, au pôle antarctique, et, en 1819, au pôle arctique, et elle m’a invité à une petite soirée musicale et dansante dont je devais être le plus bel ornement. — Jamais invitation pour un bal exclusif, dans une maison inabordable, n’a fait à une femme d’un passé